Deux syndicats de journalistes internationaux servent la soupe à la dictature azerbaïdjanaise.

La dictature familiale d’Azerbaijan sait soigner son image. Ce pays du Caucase — qui voue fréquemment aux journalistes indépendants la case prison  —, a récemment organisé son « forum média mondial » à Shusha (Shushi en arménien). Parmi les participants, deux Belges se distinguaient.

Il s’agit du  secrétaire général de la Fédération Européenne des Journalistes, Ricardo Gutiérrez, et de son homologue de la Fédération Internationale des Journalistes, Anthony Bellanger (pas celui de France Inter, l’autre). Ils y retrouvaient des experts militaires et politiques russes, un sbire de l’agence TASS, un politicien iranien, Al Jazeera, beaucoup de Turcs et de Kirghizes et même le rédacteur en chef du principal journal russophone de Biélorussie. Que du beau monde.

 

Le Shushi, c’est Shusha

Le lieu même de la rencontre aurait pourtant dû les interpeler. Cette corporation, qui a reproché à la ministre des Affaires étrangères belges Hadja Lahbib de s’être rendue en Crimée annexée par la Russie, a fait pareil, sinon mieux, en acceptant une invitation du régime à Shusha. Car c’est une ville-martyre symbolique des guerres entre Azéris et Arméniens dans le Haut-Karabakh (Artsakh en arménien). Susha est tristement connue pour avoir été le théâtre d’un pogrom de civils arméniens en 1920 (entre 2.000 et 30.000 victimes selon les sources), tous les autres ayant alors été expulsés. 

Les Arméniens qui y sont revenus ont à nouveau été déportés en 1989 par l’armée azerbaïdjanaise. La reprise de la ville par les indépendantistes Arméniens de l’Artsakh en 1992 a inversement fait fuir tous les Azéris. Et en novembre 2020, c’est l’Azerbaïdjan qui a repris le territoire, forçant une fois de plus les habitants arméniens à l’exode. 

C’est donc un symbole très particulier pour le pouvoir dictatorial que d’organiser un forum média « mondial » dans cette ville. Y participer revient à reconnaître la légitimité de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabagh, au détriment des Arméniens. C’est en soi un message politique.

 

La grande marche de Lachine

C’est aussi à proximité de Shusha que se trouve le corridor de Lachine, seul point de passage entre l’Arménie et le Haut-Karabagh, qui permet par exemple aux malades du Haut-Karabagh de se rendre dans un hôpital d’Arménie, et de fournir l’État indépendant en nourriture. Mais voilà, il est bloqué par l’Azerbaïdjan depuis l’an dernier, ce qui prive les Arméniens de l’Artsakh de médicaments, de gasoil et même de pain. Les rayons des supermarchés sont littéralement vides. Et le passage de journalistes dans le Haut-Karabagh est proscrit par l’Azerbaïdjan. 

Pendant trois jours, les journalistes et les représentants de leurs associations ont donc été invités à des colloques plus promotionnels qu’autre chose, sous l’égide du président lui-même, qui a personnellement ouvert le forum, assis seul sur une chaise comme un bon copain (ou tel un Poutine d’opérette), avant d’être copieusement applaudi par les journalistes charmés sous l’œil des nombreuses caméras des médias du régime.

Ayant organisé l’événement pour dorer son blason, le pouvoir a bien sûr proposé aux invités des visites des monuments de Shusha, des lunchs hauts en couleur au cœur de la cité, avec spécialités locales, groupes de musique et invitations à la farandole, les pieds en canard. Ou encore, un dîner-spectacle avec tout ce que le pays compte de stars et de danseurs et de musiciens pop, rock, ou traditionnels. Une opération de com de toute beauté.

 

 

Éthique en toc

Alors, quand elle a appris que les deux Belges qui dirigent les principaux syndicats européen et international de journalistes se sont rendus à l’événement, la journaliste américaine Lindsey Snell s’est un peu énervée. Comment de telles personnalités pouvaient-elles se prêter à une telle mise en scène, au seul bénéfice du régime d’Aliyev, alors qu’à deux pas de là, des Arméniens crèvent de faim ? Sans parler des journalistes enfermés, menacés, pressurisés ou licenciés, jusqu’en France ou en Suède. L’un d’eux l’a d’ailleurs été juste après l’événement. 

        

Évidemment, Ricardo Gutiérrez et Anthony Belanger n’ont pas été sciemment célébrer le président. Sur la scène du Shusha Global Media Forum, le second (Fédération internationale des Journalistes) a même tenu un discours très critique de la situation des journalistes en Azerbaïdjan. Quant à Gutiérrez (Fédération européenne des Journalistes), il a posé une question sur le sujet, depuis la salle. Ça valait quand même de le déplacer jusque là !

On ne peut pas dire non plus qu’ils ont suivi le programme imposé. Pendant que le pouvoir insufflait aux invités russes, iraniens, turcs ou biélorusses la douce mélopée de la propagande locale, Anthony et Ricardo se sont rendus à la frontière avec le Haut-Karabagh, toute proche, en exigeant qu’on les laisse passer vers Stepanakert, la capitale de l’Artsakh, voisine de Shusha. Le but : se faire interdire le passage dont tout journaliste un peu informé sait qu’il est interdit pour pouvoir ensuite manifester leur indignation.

Sur la photo ci-dessous, on les voit d’ailleurs protester avec une virulence impressionnante, défiant le pouvoir azéri avec une audace folle, après une dangereuse tentative de passage effectuée au péril de leurs vies. Rassurez-vous, depuis, ils sont remis de leurs terribles émotions.

 

La contestation était fermée de l’intérieur

À côté de cette aventure digne d’un petit reporter chez les Soviets, ils ont tout de même aussi rencontré des journalistes critiques du régime et publié un article sur le site de leurs fédérations respectives, dans lequel ils recensent les exactions envers les journalistes azéris. Bref, nos Tintin ont fait le job, dirons-nous. Et un beau voyage. Avec un beau chapeau.

Sauf que voilà, le prix à payer pour ce boulot au demeurant bien confortable et qui n’apprend rien à personne, c’est d’alimenter la propagande du régime. Parce que rien de ce que nos deux reporters en goguette ont déclaré lors du forum n’a passé la barre de la censure locale. La page Facebook de l’événement propose tout au plus des vidéos de 36 secondes de chaque journée de conférence, sans paroles, avec juste une musique chatoyante. 

On y voit furtivement Anthony Bellanger parler dans le micro, mais évidemment, on n’entend pas ce qu’il dit. La campagne promotionnelle du pétropouvoir fait en revanche grand cas des plus de 150 journalistes présents ainsi que des 12 organisations internationales qui se sont déplacés. Dont l’IFJ et l’EFJ ! Le tout en hommage au papa de Ilham Aliyev, Heydar, premier dictateur du pays, non sans célébrer le nouveau statut de Shusha, devenue « capitale culturelle de l’Azerbaïdjan ».

 

Chacun sa propagande

C’est pourtant avec beaucoup de fierté que Ricardo Gutiérrez a expliqué sur Facebook que « Les fédérations internationale et européenne des Journalistes (IFJ-EFJ) ont pris part au forum pour soutenir le travail de journalistes azerbaïdjanais indépendants, et leur affilié, le Syndicat Azerbaïdjanais des Journalistes. » Un soutien dont l’utilité a toutefois échappé… à tout le monde.

Et le gouvernement azéri en a même eu à ce point rien à foutre de leurs critiques que les deux ont ensuite été copieusement… soutenus par les sbires du régime, dans un épisode clochermelesque qui a provoqué des fou-rires hier sur Twitter.

En fait, ça a commencé le 31 juillet. La journaliste indépendante Lindsey Snell, spécialiste du Haut-Karabakh, a dévoilé les noms de plusieurs participants au forum de Shusha, dont celui de nos deux reporters du petit XXIème, en s’insurgeant : « Voici les journalistes et ‘experts’ étrangers qui sont allés au ‘Susha global Media Forum’ du gouvernement azerbaidjanais. Ceci est un manque incroyable d’éthique, à la fois parce que le blocus azerbaïdjanais en cours affame 120.000 personnes) dans le Haut-Karabakh juste à côté, et parce que la liberté de la presse est inexistante en Azerbaïdjan. »

Hier, quelques personnes ont partagé ce tweet, dont moi, interpelant Ricardo Gutiérrez (@molenews1 sur Twitter) qui, pour toute réponse, a repartagé son article critique.

 

La Bohème a bon dos

À peine une après notre partage, plusieurs comptes de fanatiques du régime se sont mis à diffuser des accusations de « campagne de dénigrement » et même de « terrorisme contre la liberté d’expression et le journalisme » à notre égard et à celui de Lindsey Snell. Une assistante d’université a même affirmé que ceux qui avaient partagé le tweet de Lindsey Snell étaient — tout comme elle — payés par l’Arménie ! Une affirmation du plus haut ridicule, puisque parmi les partageurs visés, il y avait l’entrepreneur Xavier Corman et le troll satirique de droite Ton Père la Turlutte qui n’avaient probablement jamais parlé d’Arménie auparavant. Il se dit toutefois que l’un d’eux aurait un jour reçu un 45 de Charles Aznavour d’une tante dont la voisine a eu possédé une caravan et tout le monde sait que les mots qui finissent en -van sont arméniens.

 

 

Mais tout ne prête pas à (sou)rire. La lanceuse d’alerte, Lindsey Snell, a fait l’objet d’une campagne de dénigrement bien plus inquiétante en Azerbaïdjan même, où les médias d’État ont tous publié le même article, avec sa photo en grand, l’accusant d’avoir « harcelé » les invités du forum de Shusha avec une classe aboutie puisqu’ils lui recommandent « d’utiliser son cerveau ». Parmi les invités ainsi défendus, il y avait bien sûr Anthony Bellanger et Ricardo Gutiérrez. Et tout comme Ricardo Gutiérrez me qualifie de polémiste plutôt que de blogueur, elle se voit qualifiée de lobbyiste. 

Car, cerise sur le gâteau pour nos deux aventuriers : l’argument principal de ces articles, c’est le nombre de journalistes et d’organisations internationales présentes !

Curée du Nord

La présence de l’IFJ-EFJ a donc bien été utilisée par le pouvoir azéri, alors même qu’on peut douter que cette visite si sympathiquement organisée aide le moindre journaliste indépendant local. Pas plus que si les deux Belges s’étaient rendu en Biélorussie ou en Corée du Nord.

Mais gageons que, comme Alain Destexhe qui, en 2017, prenait prétexte, lui aussi, de la défense de la démocratie et d’humanité pour répondre présent aux invitations des présidents d’Azerbaïdjan et de Syrie, nos promeneurs auront tout de même fait un beau voyage !

Néanmoins, coquin comme vous me connaissez, je ne résiste pas à la tentation de demander à Ricardo Gutiérrez ce que ça fait d’être défendu par les propagandistes d’une dictature aussi hermétique et violente envers ses confrères.

Disclaimer…

Il faut dire que ce brillant secrétaire général a été (et est donc toujours) l’un des principaux moteurs de la cabale que je subis depuis mon article de 2020 sur le « Balek-Gate », où j’osais le critiquer. Ses méthodes : censure, dénonciation, dénigrement public du contestataire et de sa famille. Et la participation à la mise en place de cinq procédures judiciaires et des deux appels qui m’ont été servis en trois ans, faisant de moi le journaliste belge le plus servi en procédures-bâillon depuis la Deuxième guerre mondiale.

Le coquin est si coquin qu’il a même servi au tribunal un témoignage douteux sur l’en-tête de la Fédération Européenne des Journalistes…

Avouez que pour le secrétaire général du « plus grand » syndicat de journalistes européens, ça ne fait même plus tache. Ça fait marée noire.

Mais mieux vaut en rire. Du coup, je me dis — hahaha — que le dictateur Ilham Aliyev l’a peut-être invité pour qu’il lui enseigne ses méthodes de censure. Ricardo aurait ainsi pu lui expliquer qu’en Belgique, on se passe de la censure du pouvoir. Les syndicats de journalistes font ça très bien tout seuls !

P.S. : Dis, Ricardo, avant de quitter ton poste, tu penseras à défendre Lindsey Snell hein. C’est la plus courageuse de nous tous.

 


La liberté de ton de cet article satirique peut me valoir des problèmes. Critiquer le grand défenseur de la liberté d’expression Ricardo Gutiérrez constitue un risque en Belgique. Mais vous pouvez me soutenir en faisant un don. Notez qu’en-dessous de 2€, les frais sont prohibitifs.

© Marcel Sel, 2023. Reproduction interdite sans accord de l’auteur.

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