Alerte : la Belgique emprisonne 7 journalistes à la une.
Sept journalistes en prison, un reporter assassiné, plus de 100 autres licenciés en un an pour raisons politiques… la Belgique va très mal. C’est du moins l’impression qu’a donnée la séquence Contrechamp de 7 à la Une (RTBF) ce samedi. Le journaliste Tristan Godaert s’y est demandé « si la Belgique n’a pas adopté les pratiques d’Erdogan en matière de liberté de la presse. » Bigre. Ces pratiques incluent le fait de faire licencier un journaliste pour un twit un peu critique envers le président, de menacer des dizaines d’autres de lourdes peines de prison. En 2014, avec sept journalistes emprisonnés, la Turquie pointait à la 154e place en matière de liberté de la presse. Sans oublier la journaliste Serena Cehim, tuée dans des circonstances troubles à Suruc. Donc, on pourrait se diriger vers ça… Comment est-ce arrivé ? Rembobinons.
Samedi soir, sur la page Facebook de 7 à la Une apparaît le teaser d’un de ces sujets alléchants censés révéler le dessous des cartes. La séquence est intitulée « Erdogan, presse malmenée ». Le début de son reportage (qui ne figure pas dans l’extrait diffusé samedi soir sur Facebook, devenu viral depuis) fustige à juste titre le gouvernement belge qui a déroulé le tapis rouge pour l’autocrate du pays « européen » qui enferme le plus de journalistes à la minute. Tristan Godaert y insiste d’emblée sur le fait que « les journalistes n’ont pas pu faire ce qu’ils voulaient » pendant cette visite.
Contexte
Oui, mais c’est comme ça lors de la plupart des grandes visites officielles. Quand il y a plusieurs dizaines de journalistes accrédités, ben, évidemment, si on leur laisse faire ce qu’ils veulent, bonjour le bordel ! D’autant que, pour des leaders comme Obama, Netanyahou ou Erdogan, les risques d’attentats sont réels.
Autre déconvenue majeure de Tristan Godaert au début de la séquence : la conférence de presse conjointe d’Erdogan et de Charles Michel se termine par « pas de questions ». Ce n’est certainement pas la première fois que ça arrive, même le grand Ban-Ki-Moon a fait pareil. Bien sûr, dans ce cas-ci, les journalistes étaient d’autant plus frustrés qu’il y avait pas mal de questions à poser, notamment sur le traitement de leurs confrères turcs emprisonnés ou menacés de prison. L’absence de questions-réponses contrastait méchamment avec la grande pompe avec laquelle on avait reçu le mamamouchi ottoman. Frustrant, oui. Pas à la hauteur de notre démocratie, oui. Mais c’est tout.
Après ces considérations générales (et une scène hilarante où Didier Reynders essaie avec trop d’enthousiasme de serrer la pince d’Erdogan et se prend deux vents), on arrive à la séquence qui a été extraite du reportage et envoyée sur Facebook à titre de teaser. Elle a mégabuzzé, valant à Frédéric Cauderlier une volée de bois vert et un haut-le-cœur généralisé chez ses anciens confrères.
Détail important, la séquence de Tristan Godaert s’appelle Contrechamp. L’idée ? Montrer au téléspectateur ce qu’on ne voit pas en général. Filmer à droite quand toutes les caméras sont braquées à gauche (et inversement, bien sûr). Et, si tout va bien, montrer les coulisses du travail de journaliste, d’attaché de presse, des gens de pouvoir.
Scénario
Scène un, extérieur jour : juste après la « conférence de presse » à val Duchesse (au cours de laquelle le journaliste Tristan Godaert s’est fait filmer en train d’interpeller Charles Michel — mais on ne le voit pas dans le teaser), une « journaliste du JT de la RTBF » (Aline Delvoye) interpelle Erdogan alors qu’il rentre dans sa voiture. La question porte sur le fixeur kurde irakien, Mohamed Rasool, toujours enfermé en Turquie sur des accusations absurdes. Erdogan rentre dans sa voiture « après avoir flingué la journaliste du regard », dit le commentaire. Hélas, le flinguage n’apparaît pas à l’image. Erdogan baisse au contraire les yeux pour ne pas se prendre la portière en entrant dans la voiture.
Scène deux : le journaliste explique que ça « aurait pu s’arrêter là », sauf qu’un « conseiller de l’ambassade reproche à une collaboratrice de Charles Michel d’avoir laissé [Aline Delvoye] poser sa question. » Selon François Mazure, le boss de 7 à la Une, Tristan entend alors que l’attaché de presse turc est en train de remonter les bretelles d’Aurélie Czekalski, l’attachée de presse de Charles Michel, parce qu’Aline Delvoye a dérangé Erdogan. Cette version m’est confirmée par un autre participant. Tristan s’approche avec le cadreur. Il filme. On entend d’abord Czekalski répondre à son homologue turc : « on leur avait dit [de ne pas poser de question] ». Puis, elle dit « et dans la salle ? » Magnanime, son homologue turc explique débonnaire que « dans la salle de conférence, c’est normal » [que Tristan Godaert ait posé une question].
Pour la RTBF il y a là une information qui intéresse le public. Elle montre les relations entre attachés de presse belges et turcs lors d’une visite controversée.
Menace terrible sur les journalistes belges : les obliger à suivre un cours de limbourgeois !
Nuance
C’est vrai. Mais que nous append-elle vraiment, cette séquence ? Qu’un attaché de presse turc essaie, sans succès, d’imposer sa loi. Mais c’est son job. Et plus son patron sera autocrate ou dictateur, plus ce sera « scandaleux » à entendre. Et côté belge ? Aurélie répond simplement « on leur a dit ». Dans cette séquence courte, ça peut passer comme « oui, vous avez raison, c’est un scandale, on aurait dû enfermer Aline et lui faire subir le pire supplice pour une journaliste francophone : un cours de limbourgeois ! »
Évidemment, c’est très facile de se dire qu’à la place de Czekalski, on aurait remis l’attaché turc à sa place, nom de doum, expliquons-lui la démocratie ! Mais d’abord, il sait très bien que sa remarque ne sert à rien — il vit apparemment en Belgique. Et ensuite, ça aurait servi à quoi, exactement ? Le rôle des attachés de presse est-il de brandir la liberté de la presse bille en tête pour remettre leur homologue turc (ou syrien, ou congolais, ou russe) à sa place ? Ou de gérer les dizaines d’équipes, et de s’assurer que tout va bien ? En accréditant, par exemple, des journalistes turcs considérés comme « subversifs » par le régime, comme la chaîne d’opposition Zaman.
Vu que le gouvernement belge s’est mis à plat ventre devant le président turc, et même plus bas que terre en lui octroyant la plus haute décoration des mains d’un roi tout sourire, comment reprocher à une attachée de presse de jouer, sans conséquences, le jeu de l’apparatchik qui lui fait face et avec qui elle doit sans cesse négocier depuis trois jours pour que la presse puisse, eh oui, faire son travail dans de bonnes conditions ?
D’ailleurs, si on veut mettre la réponse d’Aurélie Czekalski en contexte, en principe, on devrait aussi comparer avec ce qui se fait lors d’autres visites officielles. Que répondre à l’attaché-e de Poutine qui fait remarquer qu’un reporter a posé une question sur le droit des homosexuels en Russie alors qu’on avait bien dit qu’on n’en parlerait pas ? Ta gueule, connard ? Ta mère au goulag sur une planche de Fakir ? Kasse ta gol enski ? (c’est de l’ukrainien).
En même temps, Tristan Godaert ne pouvait évidemment pas remettre ces questions en contexte. Sa séquence ne lui en donne pas le temps. C’est la loi du genre.
L’attachée de presse de Charles Michel « n’hésite pas à balancer ce qu’elle pense être une menace ».
Interprétation
À ce moment-là, « la collaboratrice de Charles Michel » se retourne vers la caméra qu’elle vient de repérer. Et « n’hésite pas à balancer ce qu’elle pense être une menace », explique Tristan. Mais voilà. Entre ce retournement et la suite, la scène est coupée. Ce qu’on ne voit pas, ce qu’on n’entend pas, c’est qu’Aurélie Czekalski se fâche sur Godaert pour l’avoir filmée à son insu, en plein travail. Non pas pour avoir filmé l’attaché turc, mais pour l’avoir filmée elle. D’ailleurs, l’attaché lui-même ne s’est pas formalisé de la présence d’une caméra qui pourtant lui faisait face.
En réalité, en défendant son « droit à l’image », Aurélie ne défend pas réellement son droit à ne pas être filmée (elle l’a été de nombreuses fois) mais à travailler sans devoir sans cesse se soucier de la présence éventuelle d’une caméra. Ce n’est pas Feng Shui. Et au MR, on aime ça, le Feng Shui.
Non, dites, franchement, je ne sais pas quel métier vous faites, mais si vous deviez sans arrêt vous demander si on n’est pas en train de vous filmer, vous pourriez encore le faire correctement ?
Ouais. Mais en même temps, on vit à une époque où on peut être filmé-e à tout moment par un smartphone, est ce que les attaché-e-s de presse ne devraient pas tenter de vivre avec ?
Je vous laisse vous schizophréner là-dessus.
« J’enverrai un mail à Jean-Pierre Jacqmain »
La scène reprend sous un autre angle, et la collaboratrice dit sèchement : « J’enverrai un mail à Jean-Pierre Jacqmain » et « si [la séquence] passe, on a un sérieux problème ». Commentaire du journaliste : « quand on n’est pas content, on menace donc de prévenir la direction de l’information de la RTBF ».
Sauf que voilà, Tristan Godaert ne nous dit pas pourquoi la collaboratrice n’est pas contente. Tristan Godaert sent mauvais de la bouche ? Il n’est pas bien rasé ? Il a traité quelqu’un de gros naze ? Cette partie a disparu au montage. Et c’est embêtant, parce que ça change la façon dont le spectateur interprète la suite.
Justesse
Car jusque-là, le reportage nous laisse penser que la raison de la colère d’Aurélie est que Tristan a filmé le conseiller de l’ambassade faire son péremptoire. Ou qu’Aline Delvoye a posé une question dérangeante.
Ce dernier événement a en effet été la source de la discussion entre l’attaché et Aurélie. Mais l’incident n’était plus concerné ensuite. D’abord, on voit mal comment l’équipe du premier ministre pourrait empêcher Aline Delvoye de crier une question à un président qui entre dans une voiture. Selon mes sources, cette dernière n’a d’ailleurs pas été inquiétée par la Stasi gouvernementale pourtant en rang quatre par quatre, prête à bondir sur son mail pour informer Jean-Pierre Jacqmain en quatre exemplaires carbones et faire enfermer Delvoye et la totalité des journalistes du JT dans le Kurdistan ouest-flandrien.
Tristan continue pourtant sur sa lancée, expliquant que « la collaboratrice » est allée chercher le porte-parole du premier ministre, Frédéric Cauderlier. Et là, déjà, si on n’a pas compris la raison de la colère d’Aurélie, on se dit « oh, putain, la liberté d’expression est sacrément malmenée par le service presse du premier ministre au bénéfice de la Turquie, merde quoi ! Que fait Amnesty ! »
Selon le commentaire qui suit, Cauderlier, « lui aussi, vient vers nous, pour nous menacer ».
« Cauderlier n’a pas été ‘piégé’, il est allé vers Tristan de sa propre initiative ».
Relation des faits
Scène trois. Frédéric Cauderlier arrive et tance Tristan. Il est enregistré « à son insu ». De loin, le cadreur a repéré que Cauderlier se dirigeait vers son collègue et a redémarré la caméra, « une présence d’esprit tout à son honneur pour une séquence qui montre l’envers du décor » commente François Mazure, qui explique aussi que Cauderlier n’a absolument pas été piégé : « il est allé vers les journalistes qui ne filmaient plus, de sa propre initiative, personne ne l’a appelé. Tristan avait toujours son micro en main, Cauderlier est journaliste, il aurait dû savoir qu’il pouvait être enregistré ».
La discussion qui s’ensuit entre le jeune Godaert et le porte-parole de Charles Michel est le véritable objet du scandale. Prise telle quelle, elle nous inspire qu’on vogue en effet vers la Turquie d’Erdogan. Mais elle nécessite aussi une mise en contexte.
Ainsi, Tristan Godaert dit d’abord : « C’est interpellant, la question, euh, la question du [conseiller] ».
Il parle bien du fait que la conversation de l’attaché de presse de l’ambassade turque valait la peine d’être filmée.
Cauderlier lui répond : « elle ne souhaite pas être filmée ».
Lui, il ne parle pas du tout de l’ambassadeur, mais d’Aurélie, son employée, qu’il est venu défendre comme tout chef d’équipe le ferait.
Quiproquo : les interlocuteurs parlent de deux choses différentes, de deux aspects presque indépendants du même événement !
Cauderlier ne défend pas du tout Erdogan, la Turquie, l’attaché turc ou que sais-je. Il ne va pas râler sur la question d’Aline Delvoye ni même sur l’attitude impertinente de Tristan à la fin de la conférence. Non, il va uniquement défendre son employée, Aurélie Czekalski, qui s’est visiblement sentie, on va dire « harcelée » par Tristan et son équipe. Ce quiproquo n’est pas compréhensible pour le non-initié. C’est dommage.
« Elle ne souhaite pas être filmée ».
Pourtant, la phrase de Cauderlier, « elle ne souhaite pas être filmée », est parfaitement audible. Mais sans le contexte que je vous ai donné, elle ne signifie rien. Elle passe inaperçue dans le reportage. D’autant que la suite de l’engueulade de Frédéric Cauderlier est reprise en grand, sur fond rouge (un choix graphique moderne cohérent avec le style de la séquence), et celle-la a de quoi faire buzzer : « le truc n’a pas intérêt à (être) passé sur antenne, c’est clair ? »
L’interdiction de diffuser avait évidemment de quoi être mise en exergue : le porte-parole du premier ministre a bien tenté d’empêcher la diffusion d’une séquence filmée par Tristan Godaert !
Objectivité
Cauderlier reprend : « si elle est dans le sujet… »
Cette partie de phrase passe à nouveau inaperçue, pour la même raison que la première fois. « Elle », ce n’est pas l’attaché de presse turc, 100% testostérone, bien sûr. C’est Aurélie.
« … c’est une erreur grave et ça ne restera pas sans suite. »
Paf, deuxième menace. Mais là encore, « l’erreur grave » ne concerne pas, comme le pense le spectateur lambda, le fait de filmer le Turc, mais bien celui de, disons, « gêner Aurélie dans son travail ».
Tristan fait remarquer : « on est d’accord qu’on est sur une rencontre avec la presse » ? Une façon de rappeler l’ancien journaliste qu’est Frédéric Cauderlier aux principes de la liberté de la presse.
Réponse d’un Frédéric visiblement déstabilisé « Oui, mais tu filmes les à-côtés, etc. » (puis, repris en rouge 🙂 « tu veux faire chier dans les coulisses en permanence, c’est bien, c’est amusant, tu veux jouer au Petit Journal, c’est bien, fais-le, c’est chouette, mais pas en permanence, quoi. » Et la finale, dûment reprise sur fond rouge : « Tu as envie de travailler comme ça, continue à travailler comme ça, mais ça ne durera pas longtemps avec nous. »
Troisième menace, incontestable. Mais là, ce que Cauderlier reproche clairement à Tristan Godaert, c’est de « faire chier en coulisse en permanence ». Et oui, le job de Tristan Godaert est « chiant » pour les contacts presse de ses « victimes ». C’est la loi du genre : aller là où on ne peut pas, faire son petit comique là où ça ne se fait pas. Filmer ce que, par gentlemen’s agreement, on ne filme pas. Parce qu’aucun attaché de presse ne va lui dire : « viens voir Tritri, je vais me faire engueuler par mon homologue turc ». Et que cette relation mérite d’être vue.
« C’est la séquence entière qu’il faut voir ».
Intérêt public
La capsule sortie samedi soir s’arrête là. Mais François Mazure lui-même reconnaît que « c’est la séquence entière qu’il faut voir ». Problème : ce n’est pas ce que les réseauteurs ont vu. Ça soulève évidemment une question peut-être aussi importante que de savoir comment un attaché turc parle à une attachée belge : les chaînes de télévision ont-elles pris la mesure de l’utilisation qui peut être faite d’un teaser ? Peuvent-elles encore lâcher dans la nature des séquences aussi réductrices ? J’avais posé la question dans le cas du reportage de Sofie Peeters qui fut, à l’époque, utilisée par l’extrême droite, au grand dam de la jeune réalisatrice. C’est une question qui mérite d’être étudiée parce que le seul contrôle qu’on peut avoir sur les réseaux, c’est avant de lâcher une information. Après, il est trop tard, le mal est fait.
Dans le sujet complet, on apprend notamment qu’aucun mail n’a été envoyé à la direction de l’info. Et pourtant, la dernière phrase de Tristan avant d’être envoyé dans une prison d’Anatolie luxembourgeoise pour terrorisme intellectuel et impertinence aggravée est : « Poignée de main, fausse conférence et liberté de la presse, c’était la visite d’État de Recep Tayyip Erdogan en Belgique. »
Résultat, samedi soir, le teaser provoque un tollé. Réactions quasi-unanimes : c’est clair, le porte-parole de Charles Michel a fait pression sur les journalistes pour obéir aux consignes d’Erdogan. La Belgique se soumet au sulfureux visiteur au point que le porte-parole de Charles Michel menace vigoureusement des journalistes. Or, ce n’est pas vraiment ce qui s’est passé.
François Mazure (7 à la Une, pour rappel) défend pourtant toujours la séquence : « Pour nous, il y a un élément d’information : l’attaché de l’ambassade fait des reproches au service de presse en leur disant que les journalistes n’ont pas à poser de questions à Erdogan. Aurélie se fait réprimander. Tristan a trouvé ça interpellant ». De plus, les visages des deux collaboratrices présentes ont bien été floutés, ce qui montre la bonne volonté de la RTBF, qui avait d’ailleurs déjà fait de même lors d’une séquence au Luxembourg, avec l’attachée de presse néerlandophone. Même si Mazure s’interroge : « le désir d’attachées de presse de ne pas être filmées pose quand même question. » Côté déontologique, au montage, on a bien pris soin d’intégrer les phrases où il apparaît clairement que Cauderlier défend sa collègue, son équipe, et pas Erdogan.
À ma question de savoir si, malgré ces précautions, le fait que tant de spectateurs ont cru comprendre qu’au final, Cauderlier voulait interdire qu’on filme un conseiller d’Erdogan, ne posait pas à son tour une question fondamentale de bonne information, Mazure répond « si c’était à refaire, je le referais sans changer une note ». Il a d’ailleurs le soutien de sa direction.
Subjectivité
Son raisonnement semble être que, même si ce n’est pas le but d’Aurélie Czekalski, ce qu’elle fait en cherchant à travailler « tranquillement » (donc sans être filmée), c’est aussi, quelque part, réserver ses apartés avec, par exemple, un confrère un peu cavalier qui la réprimande. Oui, mais ça, c’est une interprétation. Il y en a d’autres.
« Tristan Godaert est vu comme un emmerdeur ».
Selon une source proche, comme on dit (code habituel pour désigner quelqu’un qui ne désire pas qu’on le cite, note au lecteur Lambda), Tristan Godaert aurait gêné les gens de la sécurité sur place. Plus généralement, il est vu au service presse comme un emmerdeur depuis un reportage au Luxembourg où il aurait notamment essayé d’entrer dans un restaurant où deux premiers ministres déjeunaient en privé.
Une toute petite phrase d’Aurélie semble confirmer ce passif : au moment où l’attaché de l’ambassade lui remonte les bretelles pour la question d’Aline Delvoye, elle dit, d’initiative « et dans la salle ? » Comme si elle cherchait à se prouver à elle-même que Tristan est bien un emmerdeur. Las, son homologue turc lui fait que non, dans la salle, « c’est normal ».
À ce stade de la réflexion, je me dis qu’on devrait se cotiser pour offrir à Aurélie et Tristan un dîner en tête-à-tête, pour qu’ils soient heureux et aient beaucoup d’enfants réactifs et emmerdeurs. Ça ne peut que faire du bien à notre pays qui s’endort un peu.
Indépendance
Du coup, on se dit que la mauvaise ambiance entre nos deux jeunes est un facteur tout aussi déterminant dans la suite des événements que la question d‘Aline Delvoye. Et en même temps, toujours cette lancinante question : est-ce que le service presse de Charles Michel n’est pas trop directif, trop serré, trop arrogant ?
La Fédération européenne des Journalistes va mettre la Belgique face à ses responsabilités.
Une chose est certaine, l’intervention finale de Frédéric Cauderlier constitue une pression inacceptable sur des journalistes. « Si Tristan n’avait pas un poste fixe à la RTBF, oserait-il encore filmer une séquence similaire », demande très justement Mazure. Ricardo Guttierez, secrétaire général de la Fédération européenne des Journalistes, est catégorique : « Même si la polémique ne porte que sur le droit à l’image d’Aurélie Czekalski, les menaces et l’intimidation sont intolérables. La FEJ va les dénoncer à la plateforme en ligne du [Conseil de l’Europe] sur les violations graves des droits des journalistes. Le gouvernement belge aura à s’en expliquer. » Pour lui, « il était d’intérêt public de montrer les tractations entre communicateurs, quitte à recourir à la caméra cachée ». Mais surtout, il déplore « le contexte global de tapis rouge à l’un des pires fossoyeurs de la liberté de la presse. » Il reconnaît néanmoins qu’il y a dans la séquence un raccourci problématique.
Du coup, avant de hurler à la censure erdoganoïde, il faut remettre les choses en perspective. Il y a à peine cinq ans, aucune équipe de presse belge n’aurait filmé ce genre de discussion. D’abord, parce que c’est à peu près la même à chaque visite d’un personnage un tant soit peu égocentrique. Ça aurait pu arriver avec un Obama, c’est clairement arrivé avec un Sarkozy, dont l’équipe n’a pas arrêté de harceler celle du Parlement européen lors d’une visite amicale quand il était président français.
Ensuite, parce que l’attaché de presse turc a raison de faire pression, c’est son job. Aurélie a raison de se défendre, c’est son job aussi. Et à aucun moment, qui que ce soit ne semble avoir eu l’idée de jeter Aline Delvoye en prison pour son audacieuse question (question bienvenue, d’ailleurs, dans ce concert odieux de félicitations au Grand Turc).
Du reste, le Petit Journal nous a montré suffisamment de pétages de plombs dans toutes sortes d’équipes de toutes sortes de partis pour qu’on sache que c’est moins une question d’oppression que de tension.
Et puis, rien, dans le reportage, ne nous rapporte que gérer des dizaines de journalistes sous la surveillance de gens aussi intransigeants que les sbires d’Erdogan, est un job lourd qui tape sur les nerfs. Bien sûr, ce n’est pas pro de les perdre. Mais on me dit dans l’oreillette que les « menaces » de Czekalski dépassaient sa pensée dans un moment de tension.
Nouz afons les moyens te fous faire parler…
De même, le mot « chier » que Cauderlier utilise, et qui choque pas mal de gens, ne signifie rien de particulier dans ce contexte : il parle comme on le fait hors champ. Ce n’est pas son ton qui pose problème ici, ce sont ses menaces. Elles pourraient aussi bien avoir été dites du bout des lèvres. Ou avec élégance. Le langage fleuri indique plutôt un manque de contrôle qu’une intention périlleuse pour la démocratie.
Rappelez-vous. Nouz afons les moyens te fous faire parleeer… était dit sur un ton plutôt élégant.
Conclusion
La façon maladroite, la pression inacceptable de Frédéric Cauderlier, sont peut-être plus informatives que les récriminations d’un attaché turc. C’est le reflet d’une mentalité d’assiégé, assez générale au 16. Elle s’explique par le fait que Charles Michel représente le seul parti francophone du gouvernement. Il est opposé à tous les autres, et même pas particulièrement gâté par un Bart De Wever toujours imprévisible, ni par Didier Reynders, qui se verrait toujours volontiers calife à la place du calife. Ajoutez à ce cocktail des syndicats survoltés, une presse pas franchement tendre (à tort ou à raison), des réseaux sociaux d’une violence devenue inhumaine, et la montée en épingle, de nos jours, de la moindre formulation qui pourrait apparaître déplacée.
Charles Michel et Frédéric Cauderlier forment une équipe qu’on dit très soudée. Trop, peut-être. Leur détestation des socialistes (qui le leur rendent bien) ou par rapport à certains politologues s’exprime parfois trop clairement sur les réseaux. En un an, « Cau » a acquis la réputation de quelqu’un qui prend très, trop facilement son téléphone pour protester contre un article qui lui paraît injuste ou incorrect. Il est même arrivé que Charles Michel en personne s’y colle. Allô, la presse, attention, je vous surveille. Une très mauvaise habitude digne des seventies. Pas étonnant que la presse l’attende au tournant.
« Cauderlier et même Charles Michel ont tendance à décrocher leur téléphone un peu trop souvent ».
Etrange, d’ailleurs, que dans une société où la liberté de la presse progresse réellement et où l’on se targue de ne pas pratiquer de langue de bois, aucun journal n’ait eu, jusqu’ici, l’idée de parler de cette propension de Cauderlier à décrocher son téléphone. Il y a encore des tabous qui se nichent là où on les attend le moins. Aucun journal ne veut prendre le risque d’être mis sur liste noire. Et la solidarité de la presse, me direz-vous ? Si tous les journaux diffusaient ensemble un communiqué pour protester contre ces tentatives de pression (vouées à l’échec pense-t-on, mais qui peuvent amener certains journalistes à s’autocensurer) ? Oui mais voilà, la presse a complètement perdu le sens de la solidarité au profit de celui de la concurrence.
Mentalité d’assiégés, donc, qui m’est confirmée par plusieurs personnes. Il faut dire que dès avant son arrivée au pouvoir, l’équipe du premier ministre a bien été assiégée. La Kamikaze a été condamnée d’avance, et j’ai fait ma part bien sûr. Les épisodes Francken, Jambon, n’ont pas aidé. Mais un an après, il est temps que Michel, Cauderlier et son équipe se lâchent un peu, qu’ils sortent de leur donjon, rentrent leurs canons, boulets, sabres et griffes, et prennent les choses avec plus de philosophie. Sinon, la kamikaze portera bien son nom.
Il est aussi indispensable que Cauderlier accepte de s’excuser, de s’expliquer. Ce n’est ni une humiliation, ni une défaite. En l’occurrence, je ne vois pas ce qu’il pourrait faire d’autre. Son silence est assourdissant. La population a le droit de comprendre. C’est trop facile de mettre cet événement sur le compte d’un raccourci journalistique. Si la mayonnaise a si bien monté, c’est parce que ce service de presse constituait un liant idéal dans l’émulsion.
Autre point de vue : de son expérience avec Olivier Chastel, dont elle a été la porte-parole, Aurélie Czekalski retient probablement un environnement nettement moins agressif, où une attachée de presse pouvait espérer une discipline « respectueuse » de la part des journalistes. Seulement, voilà, les blogs, les réseaux, les buzz et Yann Barthès sont passés par là. La concurrence plus féroce entre chaînes (surtout en France) aussi. De jeunes journalistes-réalisateurs comme Tristan nous apportent un esprit plus libre, plus subversif, même si c’est parfois au prix d’une certaine nonchalance par rapport aux faits.
Bien sûr, encore (surtout) aujourd’hui, rien ne vaut une mise en contexte précise et scrupuleuse par Marc Metdepenningen. Mais les raiders ont aussi un rôle à jouer. Plus que révéler un scandale sur la soumission d’un porte-parole belge envers Erdogan, ce que Tristan a montré, c’est que Frédéric Cauderlier, Aurélie Czekalski, et d’autres membres de l’équipe n’ont pas encore pris la mesure de l’évolution du journalisme, particulièrement au niveau télévisuel. Or, toute cette équipe va devoir vivre avec les Tristan et autres fils spirituels du Petit Journal pendant encore quatre ans. Alors, juste avant que la Gestapo du 16 rue de la Loi ne m’emmène au Goulag pour y passer le reste de mes jours enchaîné à un rocher avec un aigle qui me mange le foie quotidiennement, je leur crie : « détendez-vous ! »
Et aussi « ik ben van Luxembourg », mais ça, c’est par pur snobisme belgitudien.
Bon, sinon, pour la collecte permettant d’envoyer Aurélie et Tristan chez Bruneau, c’est quand vous voulez. Mais attendez…
…car si cet article, qui m’a pris mon dimanche, vous a intéressé, n’hésitez pas à contribuer en versant une participation d’au moins 2 € au moyen du bouton PayPal en haut à droite. Ça ne m’offrira pas un Bruneau, mais un paquet de frites place Saint-Job, ça réchauffe aussi !
23 Comments
Salade
octobre 12, 11:57Salade
octobre 12, 17:14guypimi
octobre 12, 14:50Hansen
octobre 12, 22:54Michael
octobre 12, 15:37Marcel Sel
octobre 12, 15:58Michael
octobre 12, 17:23Marcel Sel
octobre 13, 00:24Démocrate
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octobre 12, 21:08Marcel Sel
octobre 13, 00:19hansen
octobre 13, 22:01Zotoz
octobre 12, 17:04Marcel Sel
octobre 13, 00:30wallimero
octobre 12, 22:15coppola christian
octobre 13, 09:53Marcel Sel
octobre 15, 19:19Suske
octobre 13, 12:05Tournaisien
octobre 14, 06:26Marcel Sel
octobre 15, 19:20Salade
octobre 14, 11:17u'tz
octobre 14, 13:13Démocrate
octobre 17, 23:19