Soirée Salman Rushdie : le prix de la liberté n’intéresse pas la presse belge. 

Salle comble, samedi 11 février à la Tricoterie, pour la soirée de solidarité avec Salman Rushdie. (Photo Benjamin Beeckman)

Samedi dernier, le Centre d’Action laïque, le Comité Laïcité République (France) et le Collectif Laïcité Yallah organisaient une soirée en hommage à Salman Rushdie (vous connaissez ?) L’affiche était  exceptionnelle. Pour les plus connus, Sophia Aram, Richard Malka, Kroll, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo Gérard Biard, l’écrivain goncourtisé Boualem Sensal, ou encore Ensaf Haïdar, l’épouse du blogueur saoudien Raïf Badawi… Logiquement, la salle de la Tricoterie était bondée.

Au cœur de la soirée, des femmes qui témoignaient de leur effacement dans des pays islamistes. Féminisme, liberté d’expression, lutte contre les totalitarismes, laïcité, une soirée qui méritait de laisser des traces. Les politiques l’ont compris (Défi, le PS, le MR, et Olivier Deleuze, un Ecolo des origines). L’imam de Drancy, Hassen Chalghoumi — autre personnalité — était là aussi. 

Bref, tout, dans cette soirée, conférait à en faire un sujet médiatique. Mais seul BX1 a consacré un reportage à l’événement. Dans un monde où un tweet déplacé fait la une du Soir, c’est interpellant. Voici donc mon reportage. 

Le Prix de la Liberté


C’est une longue mélopée, un alignement de mots qui volent comme pour attraper le précédent, un chant désespéré qui n’a pas de mélodie. Une femme aux longs cheveux de jais se tient droite derrière le micro, la tête un peu inclinée. Elle récite un poème en farsi. Un poème à sa fille, écrit en prison, qui transpire le désespoir. Le poème d’une mère qui supplie son enfant de ne pas lire sa poésie. 

Mahtab Ghorbani et Djemila Benhabib.

Poétesse récidiviste
Mahtab Ghorbani m’expliquera plus tard qu’entre les murs de sa geôle, à Téhéran, où elle a écrit ce texte, elle était persuadée qu’elle n’en sortirait pas vivante. Son crime : écrire. En Iran, les écrivains, on les assassine. En prison, elle découvre qu’une blague qui circule dans le pays est tragiquement juste : un prisonnier demande un livre à la bibliothèque carcérale. Le bibliothécaire lui répond : « nous n’avons pas ce livre, mais nous avons son auteur. » Ou son autrice.

Mahtab Ghorbani a effleuré la longue liste d’écrivains tués par le régime. Sans façon, presque sans révolte. Comme si la mort et l’écriture allaient de soi, qu’on ne pouvait rien y faire.

À 17 ans, au lycée, Mahtab Ghorbani a été arrêtée une première fois pour avoir écrit un poème critique envers l’Ayatollah Khomeiny. À vingt ans, elle a fait son premier long séjour en prison, pour avoir répondu à une interview et lu des poèmes. Elle y est encore retournée à deux reprises. On lui a enfoncé dans la tête qu’elle devait se taire, mais à coups de bâton. 

En 2016, après ce troisième séjour, elle paye un passeur pour fuir le pays et offrir la liberté à sa fille. Elle se retrouve dans une chambre de 6 m2 dans le centre de réfugiés d’Ivry-sur-Seine. Mais au moins, elle n’est plus dans cet Iran qu’elle adore, mais dont elle qualifie le régime de « totalitaire » sur un ton d’audace, comme s’il y avait une autre manière de le décrire. 

Aujourd’hui, Mahtab Ghorbani vit en France, libre. Son sourire est d’une beauté bouleversante : elle connaît le prix de la liberté. 

La Saoudienne qui n’existait pas
C’est sur ce thème que, juste avant, le Collectif Laïcité Yallah avait donné la parole à Ensaf Haidar — l’épouse du blogueur saoudien Raïf Badawi, condamné à 10 ans de cellule, lui aussi, pour avoir osé écrire.

On m’avait parlé d’Ensaf Haidar, de sa force, de sa résistance, « une femme impressionnante », m’avait-on dit. Mais quand elle s’est avancée sur la scène pour lire les pages froissées de son texte, elle semblait hésitante. Je me suis demandé ce qu’elle avait d’impressionnant.

Puis, elle a lu son témoignage, phrase par phrase, s’excusant plusieurs fois de son mauvais français. Elle était par moments difficilement compréhensible. Et, concentré sur sa diction, il m’a fallu plusieurs minutes pour comprendre que les longues pauses entre deux phrases lui permettaient simplement de maîtriser ses émotions. De stupéfier cette douleur lancinante qu’elle porte à fleur de peau et qu’elle portera encore longtemps. Et c’est là qu’on réalise que c’est justement sa sensibilité, sa fragilité, sa voix presque enfantine, qui la rendent impressionnante. 

En introduisant le témoignage d’Ensaf Haidar, la porte-parole du Collectif Laïcité Yallah, Djemila Benhabib, a résumé en très peu de mots l’abîme qui attend les femmes saoudiennes dès leur naissance : « là-bas, une femme n’a pas de carte d’identité parce qu’une femme n’a pas d’identité. » 

Ces quelques mots jetés sans haine n’étaient que le début de la sidération. Le prix de la liberté d’Ensaf Haidar est écrasant. Elle semble toujours se sentir coupable de ne pas être restée en Arabie Saoudite, près de son mari.

« En Arabie saoudite, une femme n’a pas d’identité. »

Coupable ? Ensaf n’avait pas le choix. D’ailleurs, son mari l’a suppliée de partir.  Parce qu’en Arabie saoudite, une femme n’a pas le droit de vivre seule avec ses enfants. Le père de Raïf les aurait enlevés à leur mère sans la moindre forme de procès. Il aurait eu tous les droits. Et une femme seule dans ce pays, sans mari, n’est même plus une absence d’identité. Elle n’est même plus rien. 

Ensaf et ses enfants ont d’abord fui en Égypte, puis au Liban. Mais le sort des mères seules n’y était pas beaucoup plus enviable. Alors, elle a contacté des ambassades pour trouver un refuge en Occident. Le Canada a répondu. Seul le Canada a répondu. Elle est partie dans ce pays lointain, si froid, dont elle ne savait rien et dont elle ne connaissait aucune langue. C’est là que des voisins l’ont aidée à faire connaître son histoire. Ils ont contacté la presse. Elle est devenue célèbre. Elle est restée elle-même. En 2015, elle et son mari ont reçu le prix Sakharov. 

Le Canada est intervenu lui aussi. Mais à sa demande de libérer Raïf, un représentant saoudien a répondu, hilare : « eh bien, alors, nous demandons que le Canada libère le Québec ». Il existe un humour de salauds.

Ensaf a donc attendu dix ans là-bas, loin de Raïf, de sa prison sinistre, de ses mille coups de fouet. Et quand il a été libéré, qu’enfin Ensaf et les enfants allaient revoir Raïf, les Saoudiens lui ont interdit tout voyage pendant dix années de plus. Ensaf ne peut pas aller en Arabie saoudite. Raïf ne peut plus en sortir. Et Ensaf conclut : « c’est ça, le prix de ma liberté. »

Le soleil interdit
Lailuma Sadid est journaliste et afghane. Elle vit depuis une dizaine d’années en Belgique, où elle est réfugiée. Après le départ des talibans, elle fut la première journaliste afghane à apparaître à la télévision tête nue.

Elle a 17 ans quand les islamistes s’emparent du pouvoir et interdisent aux filles d’aller à l’école. Lailuma décide d’organiser des cours clandestins. Parce qu’un peuple sans éducation ne va nulle part, lui a dit son père. Elle ne se doute pas que les talibans viendront la fouetter. La battre. La menacer. Et finalement, l’avertir qu’un cours de plus, et elle sera abattue. Pour eux, elle enseigne des choses qui ne sont pas « islamiques ». 

De toute façon, il n’est pas « islamique » que les femmes accèdent au savoir. Il n’est pas « islamique » qu’une fille aille à l’école. Et Lailuma de nous interpeller, de nous demander comment on a pu être naïf au point de croire que le retour des talibans serait moins terrifiant.

Ces « étudiants islamiques » d’il y a vingt-cinq ans, elle s’en souvient bien. De leur obscurantisme qui la relégua — comme toutes les femmes d’Afghanistan — dans l’obscurité, littéralement. Jusqu’à l’ultime offense que nous n’imaginions même pas : « nous n’avions pas le droit de regarder le soleil ».

Elles étaient prisonnières de maisons borgnes. Elles ne pouvaient en sortir qu’accompagnées d‘un homme. Même pour aller au hammam. Ou pour un examen médical. Et dehors, elles étaient encore privées de lumière, enfermées dans leur burqa obligatoire. Effacées. Interdites.

Trois femmes, trois libertés, trois vécus atroces. Plus encore que l’hommage indispensable à Salman Rushdie, c’était ça qu’il fallait voir, entendre, comprendre. C’était ces mères courage, ces héroïnes du quotidien que Djemila Benhabib — qui a dû fuir l’Algérie sous les menaces de mort — enlaçait après chaque discours. Comme si jamais elle ne pourrait les consoler, se consoler, du sort de toutes les autres. Celles qui sont restées.

Gérard Biard et Sophia Haram.

La liberté, sur tous les tons
Et bien sûr, il fallait entendre les autres témoins. Gérard Biard, ce rédac’chef de Charlie dont l’apparence étonnamment banale rend le discours d’autant plus fort et ses sentences et ses accents railleurs, d’autant plus marquants. Il fallait entendre Sophia Aram plus ferme que drôle, pour une fois, parce qu’on peut rire de tout, mais que parfois, c’est quand même difficile. 

Il fallait voir Bahar Kimyongür raconter l’assassinat de trente-trois artistes et intellectuels alévis à Sivas, en Turquie, en 1993, images glaçantes à l’appui. Ce jour-là, à l’appel d’imams radicaux, une foule dense avait bouté le feu à l’hôtel où ils s’étaient réunis, pacifiquement. Le pouvoir a laissé faire. Trente-trois morts. Des artistes étouffés. Des Alévis brûlés. Les Alévis, vous savez, cette étonnante communauté humaniste et pacifiste. Brûlée. Et Bahar d’évoquer aussi sa vile d’Antioche en ruine après l’épouvantable tremblement de terre, où les peuples les plus divers, un patchwork de religions et de langues, tentent de sauver ce qui peut encore l’être, ensemble. Et abandonnés, tous, par Erdogan. « J’ai promis à ma femme de ne pas pleurer », a-t-il dit avant de commencer. Bahar ne sait pas tenir ses promesses. 

D’autres femmes sont montées sur scène, d’autres hommes. Toutes et tous avec aux lèvres un message nécessaire, toutes et tous motivés par la résistance. Par la liberté.

Et puis il y eut les débats. Les tables rondes. Je n’y ai plus assisté. Du moins, pas assez pour en parler. Après ces témoignages, ces énumérations de crimes contre les libertés les plus élémentaires, les allez-retour des gardes du corps qu’on sentait à cran (l’imam Chalghoumi n’est pas « sorti » : il a été « exfiltré » m’a-t-on dit), j’ai eu besoin d’air.

Dans les couloirs, j’ai croisé Marika Bret, vive, drôle, simple. Elle avait parlé aussi. C’est la femme de Charb, assassiné par les islamistes. Après l’avoir entendue, je ne peux pas dire « sa veuve » : elle vit toujours avec lui. 

La résistance, c’est parfois simplement de se souvenir. 

À Marika Bret, je ne me suis pas présenté. Qui étais-je encore après tout ça ? Qui sommes-nous face à ces drames ? Que pouvons-nous offrir ? 

C’est ce que Pierre Kroll semblait penser quand il fit son discours, en début de soirée. Il était un peu hésitant. Un peu maladroit, et d’autant plus touchant. Comme si le costume qu’on lui faisait porter était trop grand pour lui. Celui de la souffrance lancinante qui naît quand la liberté s’effondre. Un costume où l’humour, noyé, cherche la surface et n’y trouve plus qu’amertume. Quand ses dessins firent tout de même rire, c’est qu’ils portaient sur des détails, des anecdotes. Comme si on avait tous besoin de sortir du sujet pour se libérer un peu. Arrêter de suffoquer. Respirer. Dans cette soirée, les dessins de Kroll, c’était une respiration.

Et voilà. J’en ai oublié trop, de cette vingtaine d’intervenants. De ces discours indispensables. Qu’ils me pardonnent.

Mais tous étaient là pour rappeler que la liberté, cette idée qu’on croirait ronflante, grandiloquente, n’est jamais acquise. À Sam Touzani, j’ai confirmé qu’elle se réduit chez nous aussi. Petit grignotage par petit grignotage. Renoncement par renoncement. Exclusion par exclusion. Oubli médiatique par oubli médiatique. Lâcheté par lâcheté.

La liberté est une idée à laquelle on s’intéresse toujours trop tard.

 


© Marcel Sel, 2023. Reproduction interdite sans accord de l’auteur.

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3 Comments

  1. Agustin
    février 16, 10:12 Reply
    Très bel article Mr. Sel. Etant moi même un enfant de la fuite des dictatures Sud Américaines des années 70-80 il m'a d'autant plus interpelé et touché.
    • marcel
      février 16, 10:43 Reply
      Merci Agustin. Ça me touche d'autant plus qu'un de mes premiers boulots consistait à aider au rapatriement volontaire des réfugiés chiliens qui avaient été retirés des listes « à risque », au début des années 80.
  2. François
    février 21, 14:09 Reply
    Merci pour ce bel article, et d'être présent où les médias ne trouvent rien de vendeur. Même le "service public".

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