Le problème avec Greta. Acte 1 : la naissance d’un mythe.
Au début de l’automne 2018, la personnalité de Greta Thunberg est passée au-devant de la scène internationale, provoquant rapidement un clivage radical. On ne pouvait plus être que pour ou contre. Il faut dire que critiquer une adolescente, « avec asperger » (deux caractères sacrés : l’enfance et le « handicap »), c’est déjà en soi passer pour un bourreau. Pourtant, son discours souvent verbalement violent avait (et a) de quoi inquiéter. « Je veux que vous paniquiez » ; « vous avez volé mon enfance » ; « des enfants meurent [à cause de vous] ».
Hélas, face à un tel mur défensif, beaucoup d’opposants ont confondu critique et insulte. On la dit manipulée, on glose sur sa jeunesse ou son syndrome neurologique, on voit des complots partout. Quant à ses défenseurs, ils la comparent à… Jeanne d’Arc, pour reprocher ensuite aux uns de vouloir la brûler. La comparer à une sainte, comme l’a fait Laurent Joffrin est révélateur.
Aujourd’hui, on défend Greta comme on entre en religion. Et on la houspille comme on entre en inquisition. Ne pouvant justifier son discours vitupérant, ses défenseurs la réduisent à un « symbole » bien commode. Ne pouvant la critiquer, même objectivement, sans être qualifiés de misogynes ou d’inquisiteurs, ses détracteurs perdent pied et sombrent dans l’agression gratuite. Ce clivage ne sert personne. C’est la pire chose qui puisse arriver au moment où le climat exige une action volontaire et universelle. Le réchauffement est une réalité. Ses conséquences potentielles doivent provoquer l’action concrète.
Aujourd’hui est le pire moment pour perdre la raison.
Mais rien n’est plus dangereux en démocratie qu’une personnalité érigée en symbole, une icône intouchable par sa nature même, et plus encore par l’engouement de foule qu’elle provoque. Rien n’est plus dangereux pour la raison qu’un discours excusé d’avance au nom de la virginalité de son actrice. Cette intouchabilité est un pare-feu contre la critique de son idéologie. Et aucune idéologie n’est indolore.
Le climat de peur (voire de terreur) qui se développe à la périphérie de la lutte de Greta Thunberg est même affolant, entre ceux qui diffusent l’idée que l’humanité n’a plus qu’une grosse décennie à vivre, les collapsologues, les Aurélien Barreau qui n’hésitent pas à prôner un gentil viol des libertés, les partisans d’une limitation des naissances, voire de l’arrêt des soins aux plus âgés et les menaces subreptices d’un recours à la violence. Et toutes ces extrêmes sont complaisamment étalées dans la presse, où le débat a fait place à un championnat de catch par billet d’opinion interposé qui prend ensuite des allures de guerre nucléaire sur les réseaux sociaux.
L’ambiance est toxique.
Faute de le refonder ou de le réorienter radicalement, le combat de Greta Thunberg a en fait déjà échoué. Parce qu’il ne peut réussir que s’il convainc le plus possible de citoyens et de responsables. Et s’il avance des solutions efficaces et vise les bonnes cibles. Et qu’au contraire, ses déclarations, le radicalisme des groupes qui la soutiennent le plus activement, les réactions parfois délirantes de ses opposants, font exactement l’inverse. Il suffit de voir comment Donald Trump a utilisé sa virulence à son service. Quand un discours à l’ONU sert aussi bien le deuxième plus gros pollueur de la planète, il y a des questions urgentes à se poser.
Je me suis donc attaché à livrer cette critique décente et respectueuse, en analysant plusieurs aspects du phénomène Greta Thunberg, qui me semblent fondamentaux. Le thème est vaste et j’aime être complet, à lire à tête reposée. Je le publierai donc en plusieurs chapitres.
ACTE 1. LA NAISSANCE D’UN MYTHE
Je voyais récemment une personnalité des médias s’émerveiller de cette jeune fille qui aurait, toute seule, fait tout ce chemin, à partir de sa manifestation isolée devant le parlement suédois. C’est à se demander pourquoi les défenseurs de Greta ont besoin d’associer le miracle à son engagement qui, en soi, est tout à fait remarquable. Ceux qui y ont participé ont réalisé un tour de force en termes de communication. Alors, pourquoi ce besoin d’y ajouter une touche superhéroïque ?
Ou, posons la question autrement : pourquoi, dès le départ, a-t-on ressenti le besoin de mettre en place une légende Greta Thunberg ? Dès le premier jour, on peut parler de création de mythe. On a déjà écrit comment ce subit engouement avait été organisé. Mais c’était pratiquement toujours dans le but de la discréditer, sur un mode accusatoire et non descriptif.
La légende veut que le 20 août 2018, Ingmar Rentzhog, un activiste et startupper du climat suédois, marche par hasard dans la Riksgatan, la rue qui traverse le parlement suédois, à Stockholm. Il tombe — toujours par hasard — sur une jeune fille qui manifeste seule avec un carton où il lit « Skolstrejk för Klimatet » (grève scolaire pour le climat). Subjugué par la petiote, il recule le plus possible pour qu’elle ait l’air toute petite devant l’immense façade du parlement, et prend soin de bien cadrer une photo qu’il partage sur ses comptes Facebook et Twitter, accompagnée d’une légende poignante : « Une fille de quinze ans, devant le parlement suédois, fait la grève scolaire jusqu’aux élections, dans trois semaines. Imaginez à quel point elle doit se sentir seule sur cette photo. Les gens passent sans s’arrêter. Continuant leurs affaires comme d’habitude. Mais la vérité, c’est que. Nous ne le pouvons pas et elle le sait. » (ma traduction de l’anglais).
Les anti-Greta ont imaginé qu’Ingmar Rentzhog avait préparé le coup avec son égérie. Leur réflexion s’arrête la. Pourtant, elle a certifié qu’elle ne l’avait jamais rencontré auparavant. Et les pro-Greta se contentent de ça pour se convaincre que la légende était réelle.
En réalité, il est vraisemblable que Rentzhog n’ait jamais rencontré Greta auparavant. Mais il savait qui elle était avant ce passage « par hasard ». Il avait croisé sa mère, la célèbre Malena Ernman, lors du « Parlement climatique suédois » au printemps précédent, où elle conférait. Il avait aussi lu le texte écrit par Greta Thunberg, qui avait emporté le deuxième prix d’un concours de rédactions sur le climat organisé par Svenska Dagbladet en mai 2018.
La légende de la petite fille seule attirant à elle les médias ne tient pas.
De plus, Ingmar Rentzhog a reconnu avoir été informé d’une grève scolaire le vendredi précédent au parlement suédois — le 20 août était un lundi. Selon Dominic Green (The Times), il en aurait été informé par la mailing-list de Bo Thorén — un autre activiste dont je vous reparle plus bas. De toute évidence, ce mailing était destiné à promouvoir la grève en atteignant le plus possible de « voix » permettant de la propager. Avec Rentzhog, ce fut le superbanco. Il y a donc bien eu une « promotion » de l’événement par une campagne de PR, mais elle ne venait pas à l’origine de Rentzhog. Et la légende de la petite fille qui, toute seule, a attiré à elle toute la presse suédoise ne tient plus.
Ingmar Rentzhog est le fondateur de We Don’t Have Time, un réseau social à visée commerciale spécialisé dans le climat et l’environnement. Il est aussi très impliqué dans l’organisation Global Challenge et la décroissance (article à prendre avec recul). Après son twit et son statut Facebook, qui deviennent rapidement viraux, il continue à s’activer. Il reconnaîtra ensuite dans un commentaire Facebook qu’il a fait ce qu’un bon PR fait : réagir vite.
Résultat de cette campagne de presse express : le jour même, la jeune fille est interviewée par Aftonbladet. Pour l’occasion, on la filme sous les colonnes à l’entrée du passage. À 14h30, c’est au tour d’ETC (journal de gauche) de publier un article sur l’étrange adolescente. À 15h36, Effektmagasin publie une courte interview de Greta (reprise plus tard par Naturpress — « les infos vertes »). La photo qui accompagne l’article montre qu’à ce moment-là, une équipe de télévision est aussi en train de la filmer. Avant même Rentzhog, à 10h13, le député Jönas Sjöstedt, du Vänsterpartiet (gauche radicale écologiste) avait partagé les photos posées de Greta, qu’elle avait publié sur son compte Twitter personnel à 9h27, soit à peine 40 minutes plus tôt. À 20h51, le twit est repris dans un article d’Expressen.
Une campagne de PR moins cohérente que chanceuse conquiert tous les grands médias suédois en 48 heures.
Le lendemain, ça continue. On parle d’elle dans SVT Nyheter, sur la chaîne TV4, dans Metro (où, décidément très assidu, le député Jönas Sjöstedt s’est pris en selfie avec Greta) et Dagens Nyheter publie une interview vidéo. Superbanco, disais-je : tous les grands médias suédois, en 48 h !
On ne sait pas combien d’entre eux ont été amenés par Ingmar Rentzhog (qui a reconnu dans un commentaire FB : « Ce n’est pas un secret que j’ai fait des PR pour Greta Thunberg » — ma traduction du suédois), combien par Thorén ou par d’autres. Mais une chose est certaine : il n’y a pas eu miracle, mais bien une campagne de PR réussie. Est-ce un crime de faire des PR ? Non, mais pourquoi a-t-on besoin de croire ou de faire croire qu’il s’agit de « hasards » ?
Le beau projet de Bo Thorén.
Le seul grand média suédois à suivre de plus loin est le Göteborgs Posten, qui attendra le 22 août pour reprendre partiellement l’article de Metro. Toutefois, là non plus, notre petite étoile montante n’est pas une inconnue. Le 3 juin (soit deux mois et demi plus tôt), l’éditorialiste Peter Hjörne avait déjà repris un extrait de la petite rédaction de Greta Thunberg primée par Svenska Dagbladet. C’est aussi suite à ce concours que l’autre activiste du climat suédois déjà cité, Bo Thorén, avait pris contact avec Greta et les autres lauréat-e-s. Mais seule Greta fut intéressée par sa proposition.
Et là encore, la légende souffre. Bo Thorén est en fait le véritable « inventeur » de la grève pour le climat. Greta Thunberg elle-même a reconnu que c’est lui qui en a eu l’idée. Mais elle a aussi affirmé qu’elle s’était chargée « toute seule » de son organisation.
Ce faisant, elle réalisait néanmoins une campagne voulue par Bo Thorén lui-même : en février 2019, sur son blog Uvell.se, la chroniqueuse suédoise Rebecca Weidmo Uvell a révélé un e-mail de Bo Thorén datant de janvier 2018 — soit sept mois avant la première action de Greta Thunberg, dans lequel il préconisait d’utiliser des jeunes dans la bataille pour le climat. Le mail s’adresse à diverses antennes écosensibles et commence par : « Voici une invitation à une réunion pour discuter de la manière dont nous pouvons nous impliquer et obtenir de l’aide des jeunes pour accélérer la transition vers une société durable. » (ma traduction du suédois).
Le jour de la première grève de Greta, 11h, Bo Thorén lui envoie d’ailleurs un twit pour lui annoncer amicalement qu’il est en route pour Stockholm, avec sa fille, pour la soutenir.
Comme on le voit sur son profil, Bo Thorèn se réclame (X) d’Extinction Rebellion, une antenne radicale que Greta Thunberg soutient également.
Une jeune fille bien conseillée… en toute opacité
C’est là que se dessine un aspect négligé par beaucoup de médias et nié par ses défenseurs les plus acharnés (mais pas par ses parents). Autour de Greta Thunberg, il y a une équipe. Greta a reconnu avoir bénéficié de l’aide de scientifiques dans la rédaction de ses discours. Mais motus sur le reste. Il semble pourtant évident (et heureux) qu’elle bénéficie aussi de conseils avisés, par exemple, sur la manière de gérer les innombrables messages de haine qui lui sont adressés sur les réseaux sociaux. Pour être moi-même confronté depuis des années à la violence sur les réseaux, je prends pour très peu crédible qu’elle ait pu raisonner seule la manière de faire face à un tel afflux d’insultes. Le fait qu’elle en fasse même un argument militant, souvent utilisé sur Twitter et dans ses discours, permet d’imaginer qu’elle bénéficierait d’une réflexion stratégique constante et professionnelle.
Sauf à la prendre pour le plus grand génie depuis Einstein (ou même supérieure à Einstein), il semble aussi difficile d’admettre que ses discours extrêmement percutants ne bénéficient pas de l’une ou l’autre « patte ». Elle utilise des slogans forts, très bien synthétisés, et se renouvelle constamment.
À l’heure où elle a accès aux tribunes les plus respectées, il faut pouvoir subvertir Greta Thunberg comme n’importe quel pouvoir, n’importe quelle idéologie.
Plus globalement, son discours évite soigneusement de trop tremper dans son radicalisme personnel. Véganisme et anticapitalisme transparaissent, mais en filigrane. Son caractère à la fois original et autoritaire (elle sermonne sa mère quand elle consomme un produit non végane) rend les accusations de manipulation peu crédibles. Mais il est évident qu’elle est assistée, ce qui est légitime. Et la question n’est donc pas « qui la manipule ? », mais bien « qui l’influence ? ». Et là, c’est l’opacité absolue. Une telle obscurité est inquiétante.
Je ne crois pas non plus à un prétendu « lobby vert » qui se cacherait derrière elle. C’est une accusation venue de gens qui, eux-mêmes, soutiennent des lobbies non verts ; c’est franchement gonflé. Et nous avons besoin d’une rénovation écologique du capitalisme. On devrait donc se réjouir, tous, de l’émergence d’un lobby [plus] vert !
Il est certes évident que Greta « sert la soupe » aux capitalistes sensibles à l’environnement, mais toute action au service du climat le fait de gré ou de force, y compris les discours des politiciens traditionnels en faveur d’une politique volontariste. Et c’est heureux. En revanche, son cercle étroit est bel et bien radical et nourrit peut-être son propre radicalisme. Et c’est là que le bât blesse, parce qu’elle a accès aux tribunes les plus écoutées dans le monde. Le pape, le Dalaï Lama, l’ONU, et peut-être le Nobel.
Il faut donc la subvertir, comme n’importe quel pouvoir, n’importe quelle idéologie. Cela implique qu’on respecte la personne et qu’on cesse les suspicions déplacées sur son âge ou son asperger. Greta Thunberg est une jeune fille engagée, brillante, une oratrice hors pair et elle ne recule devant personne. Mais elle porte aussi une idéologie et une utopie irréalisable voire dangereuse à de nombreux égards. À l’heure où elle est brandie comme celle qui va sauver la planète, où elle est déjà l’idole de millions de jeunes, il est indispensable de sortir de la sanctification et du mythe pour entrer dans le débat.
À suivre :
Acte 2 : Un message simpliste, des exigences dangereuses
Acte 3 : La science, vraiment ?
Acte 4 : La fracture des générations
Acte 5 : Une utopie dangereuse
(Photo de couverture : CC0 Florian Pircher pour pixabay.com)
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19 Comments
Onan Peuplu
octobre 04, 14:29marcel
octobre 04, 14:46Onan Peuplu
avril 10, 01:19J Lejeune
octobre 04, 17:47marcel
octobre 04, 18:12Eric
octobre 04, 18:29marcel
octobre 05, 08:29Pierre Van den Durpel
octobre 05, 15:10marcel
octobre 05, 20:51Pierre Van den Durpel
octobre 05, 15:31Salade
octobre 05, 16:49Le problème avec Greta. Acte 2 : un message simpliste, des exigences dangereuses. | Un Blog de Sel
octobre 05, 20:44Ludovic NYS
octobre 06, 09:05marcel
octobre 06, 10:50Ludovic NYS
octobre 06, 15:41Yves Beguin
octobre 07, 08:34marcel
octobre 07, 09:33PATRICK DE GEYNST
octobre 07, 21:16marcel
octobre 07, 22:14