La faute identitaire d’Emmanuel Macron.
Lors du discours d’Emmanuel Macron en réponse à la contestation des gilets jaunes, l’Obs a relevé une séquence malheureuse (c’est le moins qu’on puisse dire) hélas bien dans l’air du temps :
« Je veux aussi que nous mettions d’accord la Nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde. Que nous abordions la question de l’immigration. »
En associant, pour la première fois, l’identité française, qui plus est profonde, et l’immigration, le président tombe dans un piège tendu par la répétition, au cours de ces dernières décennies, d’un concept venu de l’extrême droite qui, à supposer qu’il ne soit pas raciste en lui-même, satisfait l’oreille xénophobe et l’alimente.
Opposer l’identité d’un État et l’immigration, c’est considérer que l’une peut être altérée par l’autre. Qu’au fond, accueillir des personnes venues d’autres cultures et continents a une influence potentiellement négative sur « l’identité profonde » de la France. Or, celle-ci n’est pas fondée sur la couleur, l’origine, la culture ou la religion de sa population, mais sur un nombre infini de réalités. L’identité de la France — ou de n’importe quel État — est définie par toute son histoire, depuis l’homme des cavernes, par tout ce qui la compose (géographie, régions, philosophie législative, et quelques milliards de rues, maisons, monuments, biens, œuvres etc.) et par ce qui la fait vivre, comme la population, les débats, la culture en mouvement, les drames, les réalisations économiques, etc.
L’identité d’un pays est d’une telle dimension qu’on ne pourrait même pas commencer à la décrire, encore moins la gérer. On peut tout au plus en citer quelques réalisations, quelques héros qui l’ont marquée, quelques objets culturels ou personnalités populaires (la baguette, le croissant, le french kiss, Paris, Napoléon, Brigitte Bardot…) qui ne peut que l’évoquer très superficiellement dans un abus constant de simplismes.
La population n’en est qu’une des composantes et elle l’est dans sa diversité. Elle l’a toujours été. Cette identité nationale est en perpétuelle évolution et se transforme justement par l’apport de nouveaux aspects culturels. Les Celtes ont remplacé des tribus dont nous ne savons pratiquement plus rien. Des Germains ont traversé le pays de part en part. Puis, des Romains. Des Francs. Les Grecs ont apporté leur philosophie, transcrite par les savants Arabes et Berbères, musulmans. La culture française a été fondamentalement transformée par les colonies, qui ont influencé sa cuisine au point que son féculent le plus courant s’appelle pomme de terre et provient d’Amérique du Sud. De même pour la tomate, le cacao, tandis que les épices nous sont venues des Indes. Le riz est mentionné pour la première fois en 1393 en France. Venu d’Asie, il est passé par l’Afrique du Nord. Ce sont les Arabes qui l’ont introduit en Espagne. Et que serait l’identité culinaire ibère sans la paella ? Ou l’identité culinaire belge sans ses frites de baraque ?
Juste retour, après que nous avons cessé d’occuper des territoires lointains dont nous ramenions les ressources pour de fructueuses distributions commerciales, ce sont à présent les migrants qui apportent leur culture culinaire chez nous. En Belgique, autrefois, dans les cafés, on servait des tartines de fromage blanc, des toasts « cannibales » (pain grillé garni de steak tartare appelé américain), des assiettes de fromage ou du saucisson. Les échanges y ont ajouté le plat désormais traditionnel : le « bolo » des cafés, une distorsion de la recette des pâtes au « ragoût » de Bologne, avec des influences napolitaines, un peu d’adaptation française, et le remplacement du bœuf par un mélange de porc et de veau. L’identité culinaire belge a-t-elle été dépossédée ? Non, elle s’est enrichie.
Aujourd’hui, la cuisine classique française existe toujours et brille tout autant. On peut facilement s’offrir un bœuf mode ou un cassoulet. Mais elle n’est plus obligatoire. Les immigrés ont importé leur vision plus intime du manger, avec le tajine, les plats vietnamiens, chinois, les mezze libanais, le couscous, les dürüm, pitas, hamburgers du quotidien. Le choix s’élargit, les possibilités d’évolution de la grande cuisine, aussi.
Regardez la nouvelle cuisine française. Elle a importé des techniques culinaires, des produits, des goût, pour innover, et c’est cette innovation qui a fait briller la France dans le monde. Il n’y a pas de nouvelle cuisine sans apport extérieur. Il se dit ainsi que la première fois que Gault et Millau y ont été confrontés, ils ont été séduits par des haricots cuits al dente. Une pratique italienne dont l’origine s’est perdue, mais pourrait être chinoise, par exemple. Pourquoi j’insiste tant sur la cuisine ? Parce que c’est la partie la plus vivante et courante de la culture, avec la langue. Dès le matin, nous buvons du thé, du café ou du cacao, tous importés, à l’origine, de pays lointains.
Si la langue a de tout temps eu ses ardents défenseurs puristes, elle a aussi toujours évolué grâce aux apports étrangers, notamment dans l’argot. Toubib, clebs, smala, zob, fissa (arabe) bistro, robot, paletot (langues slaves), les apports sont innombrables et continuent à enrichir (et non appauvrir) la langue. De même, des mots de français (d’origine celte, grecque, latine, germanique, arabe…) se répandent dans le monde entier et enrichissent d’autres idiomes. La langue vit et brille parce qu’elle continue à se transformer. Elle n’en perd pas pour autant son identité qui, au passage, n’a pratiquement plus rien de gaulois, et beaucoup plus de latin aux influences germaniques. Autrement dit, l’évolution de la langue, c’est son identité.
Et si l’on veut aborder la « grande et moyenne » culture française, de Picasso à Aznavour, de Boualem Sansal à Enrico Macias, elle n’est que métissage, métissage et encore métissage. Arrêtez le métissage et elle ne sera plus que stagnation, appauvrissement, réduction. La culture n’est pas un fait, c’est un mouvement. Sans carburant, il se grippe et meurt. C’est l’évolution constante et presque sautillante de sa culture qui fait de la France un lieu si particulier, où sont nés un nombre ahurissant de nouveaux mouvements qui ont ensuite fasciné le monde (pensez aux mouvements en peinture, nés en France ou dont celle-ci a été le poumon : impressionnisme, fauvisme, dadaïsme, surréalisme, cubisme…) Pensez aux masques africains qui ont fasciné Picasso, transformant radicalement son dessin.
L’identité nationale est d’une ampleur indescriptible. La faute originelle des xénophobes est de l’avoir associée à un concept qui n’a aucun rapport avec elle, mais porte le même nom : l’identité personnelle. Si l’on revient à la période pré-migratoire, mettons le XIXe siècle, on pouvait pourtant être français sans parler un mot de français. Les Catalans, les Ligures, les Occitans, les Flamands, les Allemands, les Bretons, les Corses l’ont eux aussi enrichie de l’intérieur, par un métissage intrinsèque qui a fini par s’épuiser, figeant le français qui a dû attendre de nouveaux métissages pour retrouver enfin son dynamisme. Mais tous ces locuteurs « nationaux » de langues étrangères, avec une identité personnelle qui n’avait pas grand chose de français, et paraissait même totalement étrangère à un Parisien ou un Normand (le mot Normand rappelle l’immigration scandinave), ont bel et bien fait l’identité nationale française.
De même, aujourd’hui, le fonds culturel évolue toujours grâce aux nouveaux arrivants sans menacer l’identité nationales, au contraire : quoiqu’on fasse, le fonds culturel et identitaire de la France est d’une puissance telle qu’il continuera à accumuler les nouveautés, comme une planète attire les objets, astéroïdes ou météores, qui l’approchent, et dont les cratères la redéfinissent constamment. Mais aussi superficiellement, en couches successives, sans atteindre la planète elle-même. Arrêtez cet apport, et vous aurez une planète morte.
La proximité des deux termes, identité nationale et identités personnelles (au pluriel : nous portons tous de nombreuses identité, ne fût-ce que régionales, religieuses, de genre, culturelles, etc.) a induit beaucoup de monde en erreur, au profit des identitaires, qui ne portent pas ce nom pour rien. Pourtant, il est facile de l’éviter : il suffit de cesser de mettre sur le même plan deux concepts qui ne peuvent l’être : l’un, qui tente (à jamais en vain) de décrire une nation d’une complexité infinie ; l’autre, privée, qui ne concerne que chaque citoyen dans son cercle privé, et sa relation personnelle avec l’État (et non « la nation » ou son « identité »). Il fallait donc, il faut et il faudra lier exclusivement ce qui peut l’être, en partant de la relation entre le citoyen et l’État. Celle-ci est formelle, administrative, juridique. Et elle porte un nom : la citoyenneté.
L’on peut donc à présent reformuler correctement la phrase d’Emmanuel Macron :
« Je veux aussi que nous mettions d’accord la Nation avec elle-même sur la citoyenneté. Que nous abordions la question de l’immigration. »
Car l’on peut, l’on doit poser et reposer ces questions fondamentales : qu’est-ce qu’un citoyen. Comment devient-on citoyen. Qui en a le droit. Dans quelles conditions. Qui doit être écarté. Combien de nouveaux citoyens peut-on accueillir tout en maintenant l’ordre. Est-ce illimité ou non. Et si ça ne l’est pas, dans quelles conditions rend-on l’arrivée de nouveaux citoyens acceptable pour ceux qui le sont déjà, faute de quoi, on alimente les populismes.
Ces questions brûlantes qui devraient faire débat — un vrai débat, urgent — mais qu’on remise prudemment dans le hangar des pudibonderies parce que les uns refusent d’admettre qu’on ne peut ouvrir totalement les frontières et que les autres ont une peur panique d’un grand remplacement que rien ne permet d’évoquer, ni pour hier, ni pour aujourd’hui, ni pour demain. Entre ceux qui pensent pouvoir forcer la population « brute » à devenir humaine, se gargarisant eux-même de leur propre humanité, et ceux qui brandissent des dangers invisibles et impalpables pour refermer l’Europe sur elle-même, au risque bien réel et croissant de réveiller nos pires démons, il doit bien y avoir des gens raisonnables capables de débattre de ce point fondamental. Il doit même y en avoir beaucoup.
Parce que ce qui fait le succès du populisme aujourd’hui, ce n’est pas le racisme de certains, mais bien le sentiment de dépossession de beaucoup. Dites au Français que l’immigration ne dépossède personne et enrichit tout le monde. Et que le débat porte sur la manière de s’en assurer, et pas sur une pseudo-identité. Dites-leur qu’on peut parfaitement avoir peur des cultures qui nous sont étrangères, de l’arrivée de personnes qui nous paraissent différentes, les citoyens en ont le droit. Et en même temps, assurez-leur que l’État veillera à maintenir ce citoyen dans ses droits et ne galvaudera pas la citoyenneté qui est son patrimoine.
Et rappelez-leur que la qualité de l’accueil, surtout des plus faibles, les enfants, fait plus sûrement honneur à l’identité d’un pays que les lois répressives qui plongent quelques milliers d’êtres (une infime minorité) dans les affres de l’errance, entre Grèce, Italie et Royaume-Uni, parfois pendant des années. Et vous ferez un grand pas contre cette maladie du siècle qu’est le populisme.
Il est temps de donner la capacité aux citoyens de se départir de la peur d’être dépossédés de leur culture. Ils pourront alors se permettre ce luxe valorisant et nécessaire de la chaleur humaine et de la solidarité, qui n’est pas l’apanage de ceux qui s’en réclament le plus fort. Cette humanité qui fait honneur à tous, et assure mieux que tout débat « identitaire » la grandeur de la pensée française et européenne. Et qui est au cœur de « nos valeurs », les vraies, pas celles dont se réclament les identitaires. Et tout ira déjà un peu mieux.
Mais bien sûr, je puis me tromper.
25 Comments
Dubois
décembre 12, 09:40marcel
décembre 12, 11:03utz
décembre 17, 23:57Salade
décembre 19, 21:15Bison, la colle super-puissante
décembre 12, 12:52Salade
décembre 12, 15:49marcel
décembre 14, 07:31utz
décembre 18, 00:33miyovo
décembre 12, 17:19marcel
décembre 14, 07:30Salade
décembre 12, 21:11utz
décembre 18, 00:02Wallimero
décembre 14, 06:25marcel
décembre 14, 07:29Wallimero
décembre 14, 14:26marcel
décembre 18, 10:57utz
décembre 18, 00:27Salade
décembre 22, 21:06Salade
décembre 23, 19:41Salade
décembre 24, 14:57Serge
janvier 03, 10:00Salade
janvier 10, 14:08Salade
janvier 13, 14:33Wallon
octobre 12, 15:11marcel
octobre 15, 08:25