Luisa et le jaloux d’outre-tombe.*

image1Par Yaaguanto Miguel Angel Martin. 

Luisa adore la laque.

Petite, elle ne cessait de répéter à qui voulait l’entendre : « Regardez mes cheveux sont noirs et ils brillent dans la nuit. » Certains adultes souriaient, d’autres lui demandaient de se taire. « Ne dis pas de bêtises. » Mais ce ne sont pas des bêtises. La petite fille restait convaincue de la magie de ses cheveux.

Aujourd’hui, plus de septante ans plus tard, devant cette glace, Luisa doit se rendre à l’évidence. Ses cheveux sont d’un gris plutôt éteint. Rassurez-vous, cela fait bien longtemps que cela ne provoque plus de larmes. Le miroir de cette salle de bain a perdu son pouvoir de persuasion. Indifférente à son déclin, elle prend sa laque et quelques instants plus tard, sa chevelure retrouve sa brillance d’antan. La magia moderna, se dit-elle, fière.

Le tube de laque encore en main, Luisa a terminé de déguiser sa chevelure, de lui rendre son passé. Elle pince légèrement ses lèvres. Elle se ment à elle-même, elle le sait. Ses cheveux ne sont ni noirs ni gris. Ils sont tout simplement blancs.

« Pero si sigues siendo tan guapa. »

Quand elle entend cette voix, Luisa ne prend plus la peine de tourner la tête. « Non je ne suis pas belle. Je suis vieille, ma chevelure manque de vitalité et ma peau est fatiguée de tant d’amertume. » Luisa range lentement la laque dans l’armoire sous le lavabo. « Con tu labial rosa, eres una maravilla ». Luisa en avait assez des regards coquins du fantôme de son mari. « Non je ne mettrai plus ce rouge à lèvres rose que tu m’as offert. Tu n’es plus là pour me toucher. Je ne veux plus ressasser le passé. »

Luisa casserait bien ce miroir, envoyant valser des débris partout dans la salle de bain. Sa vie, elle ne l’aime plus. Manolo est mort il y a près de dix ans. Pour être honnête, elle ne compte plus le temps. Elle se contente de laquer ses cheveux de noirs brillants. Et quand la voix de feu son mari retentit dans la pièce, elle répond sans entrain, sans envie. Elle s’est fait une raison. Si c’est vraiment lui, autant lui répondre.

Ce soir, Luisa ne veut pas sortir. Se préparer lui prend trop d’énergie. Dans cette ridicule salle de bain, elle cherche ces boucles d’oreille en or blanc que son mari lui avait offertes pour leur trentième anniversaire de mariage. Anniversaire qui s’était terminé par l’ébriété avancée de de l’homme. Elle s’en souvient encore, il avait fini endormi dans le salon après avoir hurlé… je ne sais pas si je dois raconter cela. Cela me met mal à l’aise. Luisa, je la respecte pour tout ce qu’elle s’est refusé d’être. Luisa est une femme simple, ordinaire, courageuse, que mon snobisme m’aurait sans doute empêché de remarquer si les circonstances n’avaient pas été si exceptionnelles. Je ne pèse pas mes mots. Tant pis.

Luisa a bientôt fini de s’habiller. Son visage est maquillé simplement, sans que rien ne dépasse ou ne morde à pleine dent la vulgarité. C’est une femme frêle, mince, aux gestes incertains. En fermant l’armoire, elle arrête son regard sur le rouge à lèvres rose, vide. Le fantôme de Manolo ne s’en est pas rendu compte. Mais ce maquillage n’est plus utilisable depuis si longtemps. Manolo ne comprend pas, elle n’a plus les moyens pour de telles gâteries.

"Luisa aime l’odeur chaude du métro."

San Blas, quartier populaire de Madrid, bénéficie d’une station de métro depuis plus de quarante ans. Luisa connaît cette station par coeur. Elle ne fait plus attention à la direction que prennent ses jambes. Tout est automatique. Luisa descend les escaliers, paie son ticket un euro cinquante, l’oblitère, rentre dans la zone payante, prend l’escalator en se tenant à la main courante, arrive sur le quai, tente de déchiffrer le temps d’attente — apparemment ce sera deux minutes —, Luisa regarde la pub sur le quai d’en face, une lingerie pour femmes, elle pose la main sur son sac, le métro entre dans la station, une dame lui cède le passage, Luisa entre dans le wagon, s’installe confortablement quand son mari intervient.

« ¿Donde vas así vestida? »

Luisa prend peur. Que fait-il ici ? Il ne lui avait jamais adressé la parole en public. Pas depuis son décès. Elle ne va tout de même pas lui répondre, pas dans un métr ! Bon, le wagon est presque vide, encore une chance, mais ce n’est pas une raison. Que vont penser les gens ? Je ne veux pas être enfermée pour folle, pense-t-elle.

Luisa connaît très bien son Manolo. Il déteste quand elle le nie. Son mari n’est pas du genre à lâcher quoi que ce soit, surtout quand il s’agit d’obtenir une explication de sa femme.

« Oye Luisa, te he preguntado algo. »

Luisa n’avait aucune envie de s’expliquer sur son accoutrement, qu’elle trouvait par ailleurs très correct. Elle est veuve, elle décide seule de ses habits et de son maquillage.

Luisa redresse la tête, rapproche son sac à main de sa poitrine et relève ses épaules. Pour une fois, elle ne va pas lui répondre. Elle ne va pas lui répondre, car elle n’a commis aucune faute. Luisa est une femme âgée qui n’a plus de compte à rendre à quiconque, et encore moins au fantôme de son mari.

« ¿No te habras enamorada de otro? »

Étrange, Manolo n’a jamais été jaloux de son vivant. Et tout à coup, il se met à poser ces questions idiotes. Luisa se met à douter. Est-ce bien sa voix qu’elle entend ? Que ce soit lui qui parle, elle s’en fout un peu. Mais qu’elle ne soit plus capable de reconnaître la voix de son mari, ça lui fait peur. Elle l’aurait oublié à ce point ? Luisa relâche son sac à main, à la prochaine station, elle devra sortir, il faut donc se préparer.

Luisa déteste sa situation.

Elle n’aime pas ce qu’elle est devenue. Sa vie de pensionnée, elle la rêvait différente. Et là, elle ne voit plus à quoi bon vivre aussi longtemps un tel vide qui se remplit à grand renfort de routines et de quotidien au bord de la misère. Ses enfants vivent à l’étranger depuis 2010. Elle les voit l’été. Ses copines sont soit mortes soit en maison de retraite. Les seules personnes qui viennent la voir, ce sont ses neveux. Ce n’est pas triste, se dit-elle. C’est la vie sans doute. Elle ne se plaint pas. C’est juste absurde de pousser le bouchon aussi loin, se répète-t-elle souvent.

Elle arrive à Ventas, la correspondance avec la ligne 2. Elle doit descendre. Le métro est vraiment vide. Luisa sort son petit miroir de son sac. Un dernier contrôle du visage avant de rejoindre Puerta del Sol. Ses cheveux n’ont ni bougé ni décoloré.

« Que si, que eres bella. »

Luisa trouve le fantôme de son mari difficile à supporter aujourd’hui. Elle se permet quelques mots chuchotés. « Laisse-moi, tu vois bien que je ne suis pas seule. Va-t’en, rentre à la maison. »

Elle ne peut en finir avec sa vie. Elle a encore ses deux enfants. Elle ne peut leur faire ça. On ne fait pas des enfants pour se suicider ensuite. Même si c’est des décennies après leur naissance, elle se refuse de faire peser sa mort volontaire sur les siens.

« Tiene que ser un caballero muy guapito. »

Luisa en a assez des sarcasmes de ce revenant. Debout au milieu du wagon, elle se tourne vers la porte, décidée à n’accorder aucune attention à la pression sociale.

« Je n’ai pas d’amant. Je n’ai ni le temps, ni l’argent pour ça. Dois-je te rappeler la pension que tu m’as laissée ? »

Les voyageurs autour d’elle détournent leur regard. Madrid c’est aussi ça, l’indifférence qui fait du bien quand on dérape.

Luisa est arrivée à destination. Direction plaza Mayor maintenant, à pied, c’est toujours un petit calvaire. Heureusement, aujourd’hui, il ne fait pas chaud.

La pente qui mène à la place est fatigante, mais courte, Luisa se donne du courage. Elle regarde le magasin de bigoteries catholiques, toujours ouvert et toujours vide. Elle esquisse un léger sourire. L’Église est en train de perdre la partie.

Comme un rituel pour chasser le mauvais sort, Luisa caresse sa boucle d’oreille gauche avant de commencer. Elle entre plaza Mayor. Les terrasses sont bondées de touristes. Des artistes de rue médiocre font leur numéro sans intérêt. Des enfants jouent ou pleurent. Des parents les surveillent tout en admirant la beauté architecturale du lieu. Luisa entre sur la place, dépasse une arcade et discrètement se met en position. Une torpeur lui traverse le ventre. Elle n’aime vraiment pas ce qu’elle est devenue.

Luisa se dirige vers moi. Je suis assis à une terrasse. Je suis un de ces touristes idiots qui s’extasient devant ce mur rouge. Je suis en compagnie de mes enfants et de ma femme. Au début, je ne la vois pas, je suis occupé à chercher du réseau, le roaming étant du vol. Visiblement, le restaurant ne fournit pas le Wifi. Je redresse ma tête et je la vois.

Luisa est debout devant notre table. Je remarque ces boucles d’oreille en or blanc. Ma mère en portait des similaires. Je regarde ses yeux. Ils sont bleus et ridés. Elle tend sa main vers nous. Sa main n’est pas vide. « Avez-vous un peu d’argent ? C’est pour une pensionnée espagnole. »

Je reste immobile. Je suis glacé. Cette dame âgée, coquettement habillée dans un tailleur des plus classiques, avec des bijoux, certes usés, et un maquillage très respectueux de sa personne, est une mendiante, une retraitée pauvre.

J’ai pour principe de ne jamais donner d’argent aux mendiants. Je ne sais plus pourquoi j’applique cette règle à la lettre. Quand je me lance dans une justification, je me perds très vite. Je sors alors mon porte-monnaie. Je n’ai que quelques centimes. Ma femme remarque ma gêne et sort le sien. Luisa nous remercie. Nous sommes des gens bons. Dieu n’existe pas et c’est pour ça que des gens généreux ne doivent pas quitter cette terre, nous dit-elle. Je souris, je suis gelé. Incapable de lui répondre. Luisa, elle, ne perd pas de temps et demande à la table d’à côté un peu d’argent pour une retraitée espagnole. Ce sont des Allemands. Ils ne comprennent pas l’espagnol. Elle insiste. Ils répètent la même chose. Je détourne le regard, je n’aime pas cette position de voyeur.

Ma fille a trouvé du wifi. Je lui demande le nom et le code. Elle se marre. C’est la première fois qu’elle trouve un réseau avant moi. C’est aussi la première fois qu’elle trouve le mot de passe. Je souris de la voir me refuser l’information. Ça marche, me dit-elle. Je la crois. Je n’aurai pas de wifi à cette table.

Pendant ce temps, Luisa n’est plus en vue. Je la cherche du regard. La statue du roi Philippe III trône au milieu de la place. Je n’avais jamais réalisé à quel point cette oeuvre manquait de beauté. Je vois une petite dame au loin. Ce n’est pas elle. Luisa est plus classe que ça. Je ne la reverrai plus.

Je me demande si elle aura récolté assez de sous pour s’acheter un rouge à lèvres rose. En fait, je ne me le demande pas.

Je l’espère.

(*) Titre original : Conversations avec des gens qui n’existent plus.

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0 Comments

  1. Jacqueline
    décembre 03, 18:21 Reply
    Luisa... j'ai le cœur serré et pas de mots pour dire ce que ce texte m'inspire..
  2. Navatteur
    décembre 06, 10:12 Reply
    En lisant cela je pense a toutes les Luisa que je croise au quotidien et que je finis par ne même plus voir

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