Cyberharcèlement : 73% des journalistes n’ont pas vérifié les chiffres.
« 73% des femmes dans le monde [ont subi des cyberviolences]. » (RTBF) Faux.
« Les femmes ont 27 fois plus de risques d’être harcelées via Internet que les hommes. » (Le Soir) Faux.
« Apparemment aujourd’hui 73 % des femmes dans le monde sont confrontées au harcèlement. » (Vincent Van Quickenborne, ministre fédéral) Faux.
« 1 tweet sur 15 mentionnant une femme blanche est abusif, 1 sur 10 quand il s’agit d’une femme noire. » (Flair) Faux.
« 73% des femmes ont été exposées à de la violence sur Internet, ce n’est plus un fait divers […] : c’est un fait de société » (Sarah Schlitz, secrétaire d’État fédérale). Faux.
73% de fausse info ?
Oui, tout ça a été publié cette semaine, et pratiquement tous les médias l’ont fait. La reprise des mêmes arguments par des membres du gouvernement devrait poser question. Parce que tout ça est faux.
Commençons par les « 73% de femmes cyberharcelées ». Ce chiffre n’est pas « nouveau ». Il y a des semaines déjà, on le trouvait dans une résolution du Parlement francophone bruxellois contre les cyberviolences, qui précisait dans ses attendus : « D’ailleurs, selon un rapport de l’ONU de 2015 , les femmes sont les premières victimes de cyberviolences et 73 % des femmes ont déclaré avoir été victimes de violences en ligne. » On le trouve aussi sur des sites de prévention officiels du cyberharcèlement de par le monde, et depuis plusieurs années.
Mais voilà, ce chiffre n’est pas crédible. Il y avait, dans le monde (et l’ONU s’occupe du monde, pour rappel) et selon BDM, 42% d’humains connectés à l’Internet en 2015, et 29% avaient un réseau social actif. Comment 73 % des femmes pouvaient-elles être cyberharcelées si seules 42% d’entre elles — voire moins— étaient sur Internet ? Même en France, en 2015, la moitié des femmes ne réseausocialisaient pas encore, selon Statista.
Ce premier chiffre est référencé, par la plupart de ceux qui l’ont publié au cours des ans, comme issu d’un rapport de la Commission Broadband de l’ONU de septembre 2015 (le lien ici est de UNWOMEN, on trouve aussi cette version du rapport sur le site de l’UNESCO), intitulé Cyber Violence Against Women And Girls.
Sauf que, deux semaines à peine après sa publication, suite à un tollé dû au nombre extravagant d’erreurs qu’il contenait, ainsi qu’à des inquiétudes sur le fait que de grands acteurs de l’industrie étaient impliqués dans sa rédaction (et sur les risques de la censure en matière de liberté d’expression suite aux conclusions) la Commission Broadband a été contrainte de retirer ce rapport, un geste absolument exceptionnel.
Plusieurs chiffres étaient douteux, et de surcroît, non sourcés. Le rapport citait même une « étude » associée à Lyndon LaRouche (l’Asselineau américain), qui a par ailleurs établi un lien entre la violence réelle et… un jeu Pokémon. Et l’une des sources menait vers le disque dur de l’auteur du rapport. Des erreurs qu’un étudiant à l’université aurait payées cher. UNWOMEN avait alors aussi retiré le rapport de son site. Mais l’a manifestement laissé traîner ailleurs.
Aujourd’hui, lorsqu’on essaie d’accéder au rapport originel de septembre 2015 sur le site de la Commission Broadband, on arrive sur un texte qui dit « Ce rapport est actuellement en révision et sera reposté dès que toutes les informations opportunes auront été considérées ».
Le mois suivant (octobre 2015), le rapport a été remplacé (sous une autre URL) par un Executive Summary de quelques pages, version officielle depuis lors, d’où ce chiffre de 73% a disparu. La Commission a implicitement reconnu qu’elle avait « foiré » dans un langage diplomatique de jésuite : « [Cette] Version 2.0 a aussi considérablement bénéficié (sic) du feedback et d’apports d’un nombre étendu de personnes intéressées issues du monde académique, des médias (sic) et autres. Nous leur sommes reconnaissants pour leurs commentaires et avis, qui nous ont permis d’améliorer ce document considérablement (sic). » En réalité, des 64 pages du rapport originel, il n’en restait plus que… 6 ! À noter que les femmes harcelées qui ont témoigné étaient elles aussi mécontentes du résultat.
Néanmoins, le premier rapport a continué à être utilisé et diffusé par ailleurs, y compris par de nobles institutions de par le monde. Plusieurs d’entre elles ayant omis d’en effacer les traces.
Un chiffre sorti de nulle part
Vous trouverez ces « 73% » dans le corps du texte du rapport Broadband supprimé, en page 2, sous la forme suivante (ma traduction de l’anglais — comme partout dans cet article) : « Nous sommes confrontés à un problème aux proportions pandémiques lorsque la recherche indique qu’une femme sur trois subira une forme de violence au cours de sa vie. La cyberviolence envers les femmes et les filles pourrait significativement augmenter ce chiffre faramineux, dès lors que des rapports suggèrent que 73% des femmes ont déjà été exposées à, ou ont fait l’expérience d’une forme de violence en ligne, dans ce qui doit toujours être considéré comme une technologie relativement nouvelle et en progression. »
Petite remarque méthodologique : quand un journaliste lit une telle phrase, il vérifie, en principe, en consultant la source donnée par le rapport. Ce que j’ai donc tenté de faire.
Sauf que la source que celui-ci indique est cette page du site web de UNWOMEN : http://www.unwomen.org/en/what-we-do/ending-violence-against-women/facts-and-figures. Et les fameux 73% n’y apparaissent pas. Et dans la version de 2015 de la même page ? Pas plus, selon ma consultation des versions précédentes archivées.
Pour l’anecdote, on peut toutefois bien retrouver un chiffre de 73 % dans un des documents vers lequel la page de UNWOMEN établit un lien. Mais sous l’énoncé suivant : « 73% des femmes qui ont subi des avances inappropriées sur les réseaux sociaux […] les ont reçues de personnes qu’elles ne connaissaient pas. » Ce qui ne veut pas du tout dire la même chose, bien entendu !
L’affirmation que 73% des femmes ont subi des cyberviolences doit donc être considérée comme fausse.
27 fois trop
Le second chiffre (« les femmes seraient 27 fois plus susceptibles d’être cyberharcelées que les hommes ») est généralement sourcé dans la presse comme venant du Lobby européen des Femmes. Il l’a utilisé dans un rapport intitulé #HerNetHerRights, datant de 2018. Et il donne comme source… le même rapport de la Commission Broadband précité ! Oui, celui qui a été supprimé…
Revenons donc au rapport Broadband. Le chiffre 27 y apparaît en page 15, dans une infographie dont la source indiquée est « Networked Intelligence for Development 2015 », qui s’est chargée de réaliser l’infographie. Le chiffre lui-même n’est pas sourcé. Il n’y a aucun lien vers un rapport ou une étude. Je n’ai pas non plus trouvé de rapport ni d’étude correspondant(e) sur le site de Networked Intelligence for Development, qui n’a pas répondu à ma demande d’information. Une certitude : l’infographie a disparu dans l’Executive Summary. Le chiffre 27, aussi.
Outre le pourcentage d’utilisateurs abordé ci-dessus, ce qui, en 2015, a mis la puce à l’oreille des personnes un tant soit peu attentives et un tant soit peu informées des études sur le cyberharcèlement, c’est que ces chiffres colossaux ne correspondaient à rien de connu ni de crédible. Contrairement à ce que j’ai lu par ailleurs, il existe (et existait déjà) de nombreuses études sur le cyberharcèlement, la plupart portant toutefois sur les lieux où il est le plus ravageur : l’école.
Selon le rapport DitchTheLabel Royaume-Uni (fondation indépendante contre le harcèlement) de 2017 sur les victimes de cyberharcèlement, si l’on se base sur la définition spontanée des 10.000 jeunes de 12 à 20 ans interrogés, un élève sur deux déclare avoir subi du harcèlement IRL (ça grimpe à 75 % pour les Asperger) mais « seuls » 17% ont subi du harcèlement en ligne. En ce qui concerne les réseaux sociaux, ce n’est pas Twitter qui est cité en premier chez les jeunes, mais bien Instagram (puis Facebook)…
Voici donc une statistique qui donne un exemple des problèmes posés par l’utilisation d’un faux chiffre de 73% de femmes cyberharcelées : en comparaison, les 17% du cyberharcèlement scolaire (4,3 fois moins) semblent évoquer un problème mineur, trop peu évoqué dans les médias, et quand il l’est, il a relativement peu de répercussions. La RTBF diffusait le 2 mai un reportage sur le suicide des jeunes. Ça n’a pas provoqué de grand débat. En avez-vous même entendu parler ?
Qui peut le Pew peut le moins
Alors, quels sont les « vrais » chiffres du cyberharcèlement ? Ils divergent d’une étude à l’autre, mais voyons quand même ce que dit le Pew Research Centre, un think tank américain indépendant réputé. Il a le mérite d’étudier la question depuis 2014, et publie depuis son troisième rapport, ce qui permet d’analyser l’évolution du phénomène.
Selon le sondage de 2021, 41% des Américains (H/F/A) ont déjà subi une forme quelconque de harcèlement en ligne. Soit 43 % des hommes et 38 % des femmes. La moitié d’entre eux et elles affirment que ce harcèlement au sens très large (une insulte suffit dans cette définition) était lié à des prises de positions politiques.
Juste pour détendre l’atmosphère, en partant de l’idée que les femmes auraient 27 fois plus de risques d’être harcelées que les hommes, sur base 43% d’hommes harcelés, et en supposant que « 27 fois plus de risques » se traduit en harcèlement réel, ça nous donnerait un chiffre de… 1 161 % de femmes cyberharcelées ! Même si seulement 10% des hommes avaient déjà été exposés au cyberharcèlement, on aurait déjà 270% de femmes…
Oh, mais j’entends déjà les masculinistes ronronner. Les hommes seraient-ils donc plus harcelés que les femmes ? Hahaha ! Eh bien, je vais vous décevoir, mes petits machos. C’est (uniquement) le cas si l’on intègre les atteintes très légères comme les insultes ou l’un ou l’autre tweet dénigrant, qui n’ont pas d’effet sur le moral ni sur la vie privée.
Car, si l’on s’intéresse aux formes plus graves, toujours selon le Pew Research Centre, les choses changent. 26% des femmes ont subi au moins une forme « plus grave » de harcèlement, contre 24% des hommes. Mais parmi celles qui ont déclaré un harcèlement, elles sont aussi trois fois plus nombreuses que leurs homologues mâles à déclarer que leur dernière « expérience » de cyberharcèlement était « extrêmement bouleversante » (15%), et deux fois plus nombreuses (18%) à déclarer qu’elle était « très bouleversante ».
Faites le compte : 33% (des 38% de cyberharcelées) d’expériences suffisamment violentes pour être perçues comme profondément perturbantes, c’est en fait énorme.
Au contraire, pour un tiers des hommes, le harcèlement déclaré n’était pas du tout gênant, contre seulement 9% des femmes. La raison me paraît évidente : les femmes sont nettement plus souvent attaquées « dans leur chair », par des insultes sexistes immondes, des menaces de viol ou des humiliations sexuelles.
Le racisme toujours en tête
D’ailleurs, parmi les 41% d’Américains et Américaines harcelé-e-s, les femmes sont 2,6 fois plus attaquées sur leur genre que les hommes : 47% des femmes harcelées ont subi ce type d’attaques, pour seulement 18% des hommes. En revanche, sur la religion (21% des harcelés vs 17% de harcelées), la prétendue race (33% vs 22%) ou les idées politiques (57% vs 42%), les hommes sont légèrement devant.
Et une statistique semble même contredire les théories intersectionnelles. Car le sinistre record des plus harcelés revient aux Noirs de sexe masculin, où 54% de ceux qui se déclarent cyberharcelés ont déjà été agressés en ligne pour leur couleur de peau.
À noter que politiquement, les gens de gauche et de droite (démocrates vs républicains) subissent pratiquement autant le harcèlement, selon PEW, ce qui rappelle que tous les camps ont leurs agresseurs — qui sont généralement, et logiquement, leurs opposants. Ainsi, les personnes de gauche et d’extrême gauche seront harcelées par des personnes de droite et d’extrême droite. Les personnes de droite et d’extrême droite, par celles de gauche et d’extrême gauche. Quant aux centristes, je les plains !
Ceci est cohérent avec d’autres études que j’ai pu consulter. La violence est partout, et non pas réservée « à la droite et l’extrême droite », comme j’ai pu le lire. Elle est aussi très présente chez les jeunes, notamment en milieu scolaire, et une étude indique même qu’elle le serait plus régulièrement dans les milieux défavorisés.
Et donc, non, elle n’est pas réservée à des gens âgés. Dans certains cas parmi les plus violents, comme Mila (femme, adolescente, LGBT+), dont on n’a pas parlé cette semaine (tout comme Zineb, Henda Ayari et bien d’autres qui vivent le cyberharcèlement au quotidien au point de craindre en permanence pour leur vie), les harceleurs sont membres d’une minorité religieuse, ou proche d’elle.
Apparemment, le harceleur ou la harceleuse (plus rare), c’est donc potentiellement absolument tout le monde. À l’école, selon le rapport DitchTheLabel, 69% des 12-20 ans ont déjà utilisé une pratique de cyberharcèlement envers d’autres.
Une des caractéristiques apparentes du cyberharcèlement, c’est aussi qu’il vise à faire mal. Chaque victime subira donc les attaques en fonction du groupe auquel elle est identifiée. Des attaques sexistes pour les femmes, des attaques sur l’âge pour les personnes âgées, des attaques sur la couleur de peau pour les personnes de couleur (ou sur les blancs là où ils sont minoritaires), sur la religion ou l’athéisme, etc. Ce qui n’explique évidemment pas la violence croissante des insultes visant les femmes.
En ce qui les concerne, la question est d’ailleurs d’autant plus inquiétante qu’on découvre que le pourcentage de victimes féminines de cyberharcèlement sexuel (aux USA) a pratiquement triplé en six ans, de 6 à 16%, alors qu’il est resté quasi stable pour les hommes — et plus de trois fois moindre —, de 4 à 5%. Sur la même période, le stalking a doublé chez les femmes (qui sont 13% à le subir) pour « seulement » 50% d’augmentation chez les hommes (9%). Quant aux menaces physiques, elles ont crû de 77% chez les hommes — toujours en tête (16%), mais elles augmentaient dans le même temps de 120% chez les femmes, certes moins concernées pour l’instant par cette catégorie (11%), mais en passe de dépasser les mâles d’ici quelques années si l’escalade continue à ce rythme. Et une fois encore, les insultes sexistes qui visent les hommes ne sont pas, généralement, très éprouvantes.
Voici donc un tableau plus complexe que les quelques chiffres brandis par la presse et des membres du gouvernement cette semaine, en même temps que plusieurs cas extrêmes, souvent politiciens ou journalistes. Les solutions le sont aussi — complexes —, dès lors que les accusations de harcèlement sont parfois basées sur un ressenti excessif que rien de factuel n’étaye. Là aussi, les études confirment que certains considèrent comme banal des insultes graves tandis que d’autres parlent de harcèlement à la moindre critique.
Tout ceci n’est pas anodin. Car mal diagnostiquer un problème compromet sa résolution (pour autant qu’on puisse le résoudre). Et par ailleurs, dès lors qu’il est question de supprimer d’office certains types de messages, il faudra être très attentif à ne pas porter exagérément atteinte à la liberté d’expression.
Escalade
D’autant que le tableau qui est brossé est angoissant : c’est celui d’une escalade folle de la gravité des actes. Ce qui confirme ce que beaucoup ressentent : l’Internet devient effectivement de plus en plus violent. Certains en souffrent plus que d’autres, mais personne n’est à l’abri.
Cette croissance est de plus d’autant plus sensible chez les jeunes femmes de 18-34 ans, dont 20% déclarent qu’elles ont déjà été harcelées sexuellement en ligne. Soit un peu plus de deux fois plus que les hommes du même âge, deux et demie fois plus que les femmes de 35 à 49 ans, et 10 fois plus que les femmes de 50 ans et plus.
De leur côté, les femmes de 35 à 49 ans seraient cinq fois plus cyberharcelées sexuellement que les hommes du même âge alors que, je le redis, l’effet de ce type de harcèlement est toujours plus grave chez les femmes.
Ces chiffres peuvent être très différents d’un pays à l’autre. Ils dépendent aussi de la définition du harcèlement, de la définition locale de la violence et de la tolérance, culturelle, aux gros mots. Selon Amnesty International, près d’un quart (23 %) des femmes sondées dans huit pays (Danemark, Italie, Nouvelle-Zélande, Pologne, Espagne, Suède, Royaume-Uni et États-Unis) ont déclaré avoir subi des violences ou du harcèlement sur Internet au moins une fois, ce pourcentage variant de 16 % en Italie à 33 % aux États-Unis. Et dans tous les cas, c’est trop.
Un chiffre corporatiste
J’allais oublier. Le dernier chiffre relevé dans mon intro ci-dessus est le fait qu’un tweet sur 15 adressé à une femme blanche serait abusif, et un tweet sur dix pour les femmes noires. Faux, aussi. Ici, c’est l’énoncé qui pose problème. Ce chiffre provient d’un autre rapport d’Amnesty International, suite à une étude participative menée par une horde vive d’internautes, qui ont analysé tous les tweets envoyés à une sélection de femmes politiques et de femmes journalistes.
Autrement dit, on ne peut pas écrire « un tweet sur 15 adressé à une femme est abusif ». Parce que l’étude ne parle pas de « n’importe quelle femme ». Les politiques et les journalistes représentent non seulement les catégories probablement les plus ciblées des femmes (et des hommes), mais aussi une infime minorité d’entre elles, de l’ordre d’un ou deux millièmes de la population. Et c’est une catégorie évidemment plus susceptible d’exprimer des idées qui peuvent faire polémique. À cela s’ajoute le fait que l’étude omet de proposer une base comparative. Car, qu’en est-il des hommes ?
Selon PEW, ils seraient plus cyberharcelés sur leurs opinions politiques. On sait donc que les femmes qui exercent ces métiers reçoivent beaucoup de messages abusifs, mais en reçoivent-elles plus ou moins que les hommes ? Ou autant ? Cela permettrait d’estimer la validité de l’idée que « Les femmes sont agressées dès qu’elles l’ouvrent ». Et de mesurer sérieusement la part de misogynie dans ces agressions, et la part d’agression politique pure, histoire d’avoir des éléments objectifs à faire valoir. (Si vous en avez, je suis preneur ; le bon côté d’Internet, c’est qu’il permet de toujours améliorer un travail journalistique).
Bref, ces deux chiffres, tels qu’exprimés, sont donc faux.
Beaucoup de femmes harcelées sont harcelées.
Je ne résiste pas à vous proposer une dernière stat, qui n’est pas apparue à ma connaissance dans la presse cette semaine, mais révèle peut-être la croissance d’un autre fléau : le simplisme. On y retrouve étrangement toujours ce chiffre de 73%, mais c’est un hasard. Ainsi, plusieurs journaux affirment que 73% des femmes journalistes ont été cyberharcelées, selon l’UNESCO. Sauf que là, c’est la méthodologie qui n’est pas rendue dans le titre. Car l’étude dont il est question, de l’International Center For Journalism (ICFJ) en association avec l’UNESCO, appelait principalement les… journalistes harcelées à se manifester ! Voici comment était formulé l’appel à candidates pour l’étude :
« Êtes-vous une femme journaliste qui a subi de la violence en ligne ? Avez-vous été sujette à des abus sexualisés et à du harcèlement sur les médias sociaux, visées dans des attaques numériques frauduleuses enfreignant votre vie privée, ou même menacée de viol ou de meurtre en ligne ? Avez-vous été témoin de telle violence envers une femme journaliste ? Ou êtes-vous responsable de la direction de femmes dans le journalisme ? Si vous avez répondu oui à n’importe laquelle de ces questions, nous avons besoin de votre aide — pour pouvoir vous aider. »
En d’autres termes, l’ICFJ et l’UNESCO ont fait appel principalement à des femmes harcelées pour répondre à la question : « avez-vous déjà été harcelée ? » Soyons complets : la question n’était pas celle-là au départ, et les autres résultats de l’étude sont très intéressants, qui analysent notamment l’effet de ces harcèlements. En fait, l’intitulé publié en titre par les deux organisations est presque correct. Seulement « presque », puisqu’il ne dit pas que le recrutement visait particulièrement les femmes journalistes harcelées !
Et dès que l’info est arrivée dans la presse, elle a été encore raccourcie et la réalité, trahie. Car si on lit le résultat sérieusement, on devrait titrer quelque chose du style : 73 % d’un panel volontaire de femmes journalistes menacées, ayant été témoins de menaces envers d’autres ou dirigeant des femmes journalistes, ont subi du cyberharcèlement.
Mais pourquoi toutes ces approximations, ces absences de vérification ? Et même, ces formulations trompeuses ? C’est à se demander si on n’a pas introduit une trop forte dose d’émotion dans ce dossier, ou un débordement d’enthousiasme tel qu’on en oublie les effets réducteurs de la titraille et de la brève.
L’horizon des solutions polluées par l’émotivité
Ce que montrent toutes ces études, c’est que même si le racisme, l’homophobie, et d’autres facteurs non explorés (le handicap, par exemple) ne diminuent toujours pas, les femmes sont la population la plus nombreuse à subir des actes parmi les plus graves. Mais il faut garder assez de sang-froid pour ne pas classer toute critique envers une femme comme « du harcèlement » ou de la misogynie. Ce serait renoncer à l’idée d’égalité. Et retomber dans le concept de « femme fragile » dont on a mis tout un siècle à se débarrasser.
S’il est difficile de ne pas être submergé par l’émotion quand on lit certains témoignages, dès lors que l’action doit être politique, il est tout aussi indispensable de laisser cette émotion à l’arrière-plan au moment de légiférer. L’émocratie est une très mauvaise piste sur laquelle on est déjà en train de glisser sur un tas de sujets.
Parce que lorsqu’on aborde les solutions, on le fait de plus en plus souvent avec une charge émotionnelle qui brouille le raisonnement. Ainsi, on laisse entièrement de côté la prévention et les systèmes de défense, comme si c’était un tabou.
Pourtant, il y a des moyens d’éviter les situations à risque sans se censurer. Il y a des stratégies qui le permettent aisément pour les personnes non publiques (mise en sourdine des importuns, verrouillage du compte, etc.). Il y a aussi moyen de concevoir des tactiques de défense pacifique (mur de contestation en groupe, noyant l’agresseur sous des questions narquoises, sans abus) ou simplement, de former à mieux supporter les agressions qui ne prêtent pas à conséquence — de loin les plus nombreuses. Il est grand temps d’y réfléchir.
Je suis aussi inquiet de lire ici et là qu’il faudrait une « tolérance zéro » (ce qui ne fonctionne jamais). Ou que la justice ne fait pas son travail quand, par exemple, elle renonce à condamner un cyberharceleur présumé pour cause de prescription. Ce n’est pas la magistrature qui fixe les délais de prescription, mais le pouvoir législatif !
La justice ne fait pas rien
De même lorsque, par exemple, on veut démontrer que la justice est du côté des cyberharceleurs en affirmant, comme dans un travail journalistique récent, que seul un auteur d’insultes sur une vingtaine d’agresseurs présumés a été condamné en première instance suite à l’agression d’une femme politique écologiste allemande. Après vérification, on découvre qu’en fait, six autres insultants et un blogueur ont été condamnés en appel, en janvier et février de… l’an dernier !
Pour bien comprendre cette affaire, ces condamnations faisaient suite à une vieille déclaration de ladite femme politique, qui avait déclaré qu’il ne fallait pas punir les adultes qui ont des relations sexuelles avec des mineurs tant qu’ils n’ont pas exercé de violence. Le genre de déclarations qui provoque de nos jours une avalanche d’insultes, de gauche, comme de droite.
Sauf que cette déclaration avait 30 ans d’âge, et la femme politique en question avait bien entendu changé son point de vue entretemps. Or, en 2016, un blogueur d’extrême droite a republié cette déclaration dans un article, sans préciser qu’elle était ancienne. Ce qui a évidemment provoqué un tollé et un flot d’insultes sur les réseaux sociaux, ciblant la dame politique.
Considérant que la colère des internautes était compréhensible, et que le droit autorise une immense liberté de ton envers les politiques, le tribunal de première instance a considéré en 2019 qu’il n’y avait pas insulte au sens de la loi, sauf dans un cas. L’année suivante, en appel, il fut toutefois considéré que cinq autres auteurs d’insultes avaient bien dépassé les bornes. Quant à l’auteur de l’article, il a été condamné à 10.000 euros d’amende, plus les frais, toujours en janvier de l’année dernière, pour avoir fait croire qu’il s’agissait d’une déclaration récente.
Je suis donc inquiet quand je vois qu’une affaire aussi complexe est réduite à « la justice ne fait rien », en dépit des faits.
Le journalisme en pizza calzone
Je suis aussi inquiet de voir des projets de textes législatifs qui pourraient mener à des excès de censure, ou d’entendre certains « experts » qui ne font pas la différence entre une shitstorm (avalanche de commentaires négatifs individuels et spontanés), et un raid (envoi volontaire et organisé de troupes de trolls agressifs) — les deux pouvant, bien sûr, coexister.
Je suis inquiet de voir que personne n’envisage de réponse pratique ni réaliste aux demandes de beaucoup de victimes. La question n’est pas de savoir si on peut punir, par exemple, 300 agresseurs pour une seule plaignante, avec une justice déjà saturée. Ni même si c’est possible. La question est de savoir comment le faire dans la pratique. Pourrait-on, par exemple, envisager un système d’amende pour les insultes sexistes non menaçantes ? Est-ce légalement envisageable ? À débattre, non ?
Je suis inquiet de voir qu’on ne semble pas non plus fonder la réponse législative sur la première condition d’un règlement sérieux du problème : former obligatoirement des policiers, des magistrats et des juges spécialisés dans le cyberharcèlement — surtout envers les femmes, mais pas que — qui comprennent — enfin — de quoi on leur parle. Plutôt que de leur hurler qu’ils n’y connaissent (effectivement) rien. Surtout quand ces hurlements viennent de personnalités qui elles-mêmes, n’y comprennent pas grand-chose.
J’ai donc bien peur qu’on ne soit pas en train d’avancer sérieusement sur la question du cyberharcèlement. Qu’on sème plus la confusion. Qu’on voie trop souvent l’intérêt politique et partisan, plutôt que l’intérêt public. La manière dont certains et certaines fanfaronnent à la moindre ligne écrite sur le sujet dans un projet de loi ou de résolution pour récolter des bravos et des likes est interpellante.
Et enfin, il me paraît indispensable de cesser de ne prendre pour exemple que des personnes médiatiques, ou des cas déjà largement médiatisés. Qu’on pense un peu aux autres. Quand le journalisme parle trop de ce que subissent des journalistes, il se replie comme une pizza calzone, et enferme les autres sujets, cesse de jouer son rôle : rendre compte. Comment intéresser le citoyen si on s’intéresse trop à soi ? La RTBF diffusait d’ailleurs cette semaine un reportage sur le harcèlement qui touche « les vrais gens », comme disait l’autre. Que je vous encourage à regarder. D’autant qu’il n’a pas fait l’objet d’une grande attention.
Et puis, le grand absent de tout ce débat (ou du moins celui qui peine à surgir à la une), c’est le harcèlement scolaire et son complice, le cyberharcèlement juvénile, notamment sexuel. Et de ça, on parlera toujours beaucoup trop peu. Un enfant sur 3 ou 4 serait harcelé à l’école et sur les réseaux sociaux, selon les études. Avec des suicides au bout de certains chemins.
Mais, ô espoir. Je connais des journalistes qui pourraient en faire un excellent reportage. Pour peu qu’ils ou elles vérifient leurs chiffres…
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7 Comments
Rudy Deblieck
mai 15, 08:36marcel
mai 21, 17:04Nicolas
mai 17, 10:48marcel
mai 21, 17:03Denis Dinsart
mai 28, 11:38LowCost
juin 12, 09:59Hélène Rivière
juin 24, 15:29