Autant en emporte le Vain, ou l’Assassinat de la Fiction.
À la grande satisfaction des militants d’un antiracisme devenu identitaire, HBO a retiré de son catalogue la plus grande fresque cinématographique d’avant-guerre, Autant en emporte le Vent, le film le plus regardé de tous les temps. Le jugement est sans appel : l’œuvre est raciste et déforme l’Histoire. Elle sera remise dans le catalogue après « contextualisation ». C’est-à-dire, après l’addition d’un prélude avertissant que le film est sale. Des scientifiques, des historiens s’en chargeront. Cela revient à soumettre le roman à la vérité historique. Cela revient à assassiner la fiction.
Le pire, c’est que ce choix confus ne changera rien au racisme quotidien, à la discrimination à l’embauche ou au logement, ni à l’expression raciste dans l’espace public. Je subodore même qu’il alimentera le contraire. Qu’il effraie déjà les bonnes volontés, en leur faisant penser que la lutte contre le racisme ne peut qu’échouer dans un extrémisme qui sacrifie la société libérale* qu’on avait péniblement construite depuis des siècles, contre les tyrannies étatiques et religieuses, et qui portait de surcroît en elle les germes de l’égalité.
J’aurais voulu tuer l’artiste
Car ce n’est pas le racisme qu’on combat en « contextualisant » ce film immense. Ce qu’on abat, c’est l’œuvre, l’artiste, la création, la fiction. La liberté d’égarer le passé, le présent, l’avenir. Le droit pour le public de s’en abreuver librement. Le droit de l’aimer ou de la détester.
Ce qu’on abat, c’est la liberté d’égarer le passé, le présent, l’avenir.
On vous expliquera que cette censure (c’en est une, car l’œuvre en tant qu’elle — sans commentaire — soit, l’œuvre pure, n’existera plus) sert le bien commun. Le prélude instruira les ignares, clame-t-on. Oui mais voilà, cette précaution n’est autre qu’un copier-coller parfait de la censure telle qu’elle existait en ex-RDA (et que j’ai redécouverte en préparant Elise, mon deuxième roman — un peu de promo ne fait pas de tort).
Y prévalaient les mêmes raisonnements que chez HBO et les Woke aujourd’hui. Les « démocratiques » allemands interdisaient les œuvres qui pouvaient nuire à la morale du citoyen, considéré incapable de juger par lui-même. D’inoffensifs romans-feuilletons à l’eau de rose furent saisis à la frontière, et les passeurs châtiés, jusqu’au bout du bout des années quatre-vingt ! Cela partait du même principe d’infantilisation que la contextualisation à laquelle HBO conditionnera la vision d’Autant en emporte le Vent. Le même refus d’admettre que le spectateur, le lecteur, l’auditeur est le seul juge de l’œuvre. Qu’il en a la capacité et le droit ! La même terreur que son jugement pourrait n’être pas conforme à la Doxa.
Les démocraties d’autrefois furent cependant peu en reste. La tentation de contrôler ce que les artistes présentaient au peuple a de tout temps titillé nos dirigeants. Politiquement, bien sûr. La France coupa encore les ailes à des magazines prosoviétiques dans les années cinquante. Elle fit de même dix ans plus tard avec les comptes-rendus sur la torture française en Algérie. Mais l’obscénité fut le prétexte de bien plus d’interdits encore. La Vie sexuelle de Robinson Crusoë de Humphrey Richardson (pseudo du journaliste et peintre Michel Gall), une exploration érotique de l’onanisme et de l’homosexualité, fut encore interdite en 1956 dans l’Hexagone.
Aux États-Unis, la Loi contre l’obscénité de 1873 eut temporairement raison de véritables trésors de la littérature comme Les Contes de Canterbury de Chaucer ou Le Décameron de Boccacio. Ulysses, de James Joyce, fut banni des USA à plusieurs reprises. Candide, de Voltaire, fut saisi en 1930 par la douane américaine pour obscénité. Même sort pour les Confessions de Rousseau. Daniel Defoe (Moll Flanders), John Cleland (Fanny Hill), Henry Miller (Sexus en France et Tropique du Capricorne aux USA), Steinbeck (Les Raisins de la Colère), Allen Ginsberg (Howl), ou encore Burroughs, ont tous fait l’objet de censure. La liste donne le tournis, tant elle regorge de talents.
En 2013, Persepolis a été interdit dans des écoles de Chicago.
Quand la censure d’État a enfin cessé de sévir, les potentats locaux (des écoles, bibliothèques, des mairies) ont pris le relais, avec l’aide ou sous pression d’activistes divers. En 2013, l’immense Persepolis de Marjane Satrapi a été interdit dans des écoles de Chicago, avant qu’un vent de colère ne les force à revenir sur leur décision. Dans une école de Savanah (USA), ce sont Hamlet, Macbeth et King Lear qui ont fait l’objet d’une mesure de restriction, parce qu’un prof considérait le langage trop « adulte ».
Ground Control to Uncle Tom
L’exemple le plus éclairant est probablement La Case de l’Oncle Tom, deHarriet Beecher Stowe. Le jour où il la rencontra, Abraham Lincoln (dont la statue a récemment été vandalisée à Londres) lui dit : « Voici donc la petite dame qui a provoqué la Grande Guerre », tant son roman fut perçu à l’époque comme le moteur de la lutte contre l’esclavage et le feu qui alluma la guerre de Sécession. Il avait valu à l’autrice d’innombrables lettres de menaces rédigées dans le sang par les partisans de l’esclavage. Et même, un jour, Beecher Stowe avait trouvé dans son courrier l’oreille coupée d’un Nègre !
À sa sortie en 1852, l’œuvre a bien entendu été interdite dans les États confédéraux. Et pourtant, au début des années 2000, La Case de l’Oncle Tom fut censurée dans des écoles de l’Illinois, parce qu’il contenait le mot que j’ai placé deux phrases plus haut pour rappeler qu’un terme ne fait pas le racisme ni le raciste. Car oui, certains disent « gens de couleur » ou « Afro-Américains » avec un mépris absolu quand d’autres écrivent « nègre » avec le plus profond respect. Brel : « Ni l’élégance d’être nègre » (in Voir un Ami pleurer, dont vous êtes priés d’exiger la censure immédiate, chers Baizuos** !)
Ou comment 150 ans d’histoire transforment brusquement une œuvre marquante de la lutte contre l’esclavage en prétendu puits de termes racistes !
(Pou)voir un auteur censuré
La censure est l’apanage de l’État, des pouvoirs ! Logiquement, ceux qui n’en sont pas dépositaires, et qui se mettent à censurer, s’arrogent les attributs du pouvoir, sans sa légitimité démocratique. Et seule la Vérité pourrait éventuellement conférer une telle légitimité à leurs décisions. Mais un distributeur, un éditeur, une cellule sectaire de l’opinion publique, un directeur d’école seraient-ils alors dépositaires d’une telle Vérité qu’ils pourraient s’arroger le droit de juger une œuvre jusqu’à limiter son accès ou l’interdire ? Et dans ce cas, quelle œuvre peut être sûre d’être épargnée à la fin ?
L’éblouissant Tambour de Völker Schlöndorff a été censuré dans certaines régions du Canada et des États-Unis pour… pédophilie ! Tout comme Balzac le fut en Acadie, en 1904. Encore en 1955, la Commission des écoles catholiques de Montréal classait parmi les illisibles des œuvres d’Aragon, Aymé, Bazin, Colette, Eisner, Hemingway, Lawrence, Gide, Sartre et Zola !
La censure frappe les plus grands. Le censeur est terrorisé par les génies.
Comment mieux dire que la censure ne vise pas l’œuvre médiocre du scribouillard du dimanche ? Elle frappe d’abord, et surtout, les grands, les très grands, les plus grands. En réalité, le censeur est terrorisé par les sentiments humains, bons et mauvais, transcendés par les génies qui leur confèrent une puissance qui les dépasse.
Et ils sont terrifiés par le rire. La BBC vient de retirer l’épisode le plus désopilant de Faulty Towers (avec John Cleese), connu comme « Don’t mention the war » parce qu’un des personnages, ridiculisé, a des propos racistes ! Un personnage ! Ce n’est plus de la censure, c’est de l’inquisition !
Géant
Il n’est pas étonnant, donc, qu’on s’en prenne à Autant en emporte le Vent. Une œuvre magistrale qui, de surcroît, entraîna la remise du premier Oscar à une actrice noire, Hattie McDaniel. Et éclaira la ségrégation d’une lumière crue et cruelle. À la cérémonie, Hattie McDaniel ne put s’asseoir qu’à une table de service. Il fallut même une grosse colère de Clark Gable (l’acteur principal du film) pour qu’elle puisse résider à l’hôtel, réservé aux blancs. McDaniel n’avait pas non plus été admise à la première, à Atlanta, du fait des lois raciales de l’époque. Furieux, Clark Gable — encore lui — avait prévu de ne pas s’y rendre non plus, par solidarité. C’est Hattie McDaniel qui l’avait fait changer d’avis.
Et ce sont justement ces ultimes obstacles pernicieux autant que méprisants, posés entre elle et la statuette, et le fait qu’elle les ait tous bravés, qui rend son Oscar magnifique. Malgré le racisme, malgré la ségrégation instituée, la dame a gagné, elle est montée sur scène avec une dignité exceptionnelle, a remercié simplement, et est rentrée chez elle avec une victoire dont le poids exceptionnel résonne toujours près d’un siècle plus tard : il fallut attendre 2019 pour qu’un semblant d’égalité entre Blancs et Noirs s’impose enfin dans la distribution des prestigieuses récompenses !
Il fallut aussi attendre près d’une décennie pour qu’une deuxième personne de couleur monte sur la même scène des Awards : James Baskett, en 1948. Et ce n’est qu’en 1963 que Sidney Poitier devint le premier Noir à obtenir la récompense pour un premier rôle — qui plus est, un rôle d’intellectuel et non d’esclave ou de musicien. La deuxième Afrodescendante, comme on dit aujourd’hui, fut Hale Berry, en… 2012. Quant au premier réalisateur noir, Steve McQueen, reçut sa statuette en 2014 pour Twelve Years a Slave.
L’Oscar attribué à Hattie McDaniels était un premier pas. On ne censure pas un premier pas.
Scandales ? Oui. Mais le racisme ne s’abat pas comme une statue. Mais pas à pas. Pour qu’un à un, les murs infâmes tombent. Et Hattie McDaniels fit le premier pas. Dans un film « sudiste ». Aujourd’hui qualifié de « film raciste ». Quoi ? La première lauréate afro-américaine des Oscars se serait donc compromise dans une œuvre raciste ? Expliquez-moi !
D’ailleurs, quel film un tant soit peu important pourrait se vanter d’être sans tache au point de ne jamais requérir, à l’avenir, un « disclaimer » historique ? Quasi tout John Wayne et les trois quarts des Westerns présentent les « Indiens » comme des sauvages assoiffés de sang…
Censurez qui vous voulez.
Dans La Grande Vadrouille, des nazis sont dépeints comme des rigolos. C’est historiquement faux. Dans Django Unchained, un Noir est présenté comme une brute sanguinaire. C’est « raciste » et historiquement faux. Dans Inglorious Basterds, des Juifs massacrent avec une rage insensée. C’est historiquement faux. Dans Astérix, l’un des pirates est un numide qui parle petit-nègre. C’est raciste. Et historiquement, ça ne repose sur rien.
On peut tirer ça à l’infini, selon l’orientation politique ou sociale des juges autoproclamés. Hemingway oublieux des crimes des Brigades internationales. Montand complice de Staline. Ou à l’inverse, Soljénitsyne diffamant la Russie soviétique. Marx ou Voltaire antisémite. Simenon pareil. Quant à Ça s’est passé près de chez Vous, n’est-ce pas une horrible caricature du petit peuple wallon ?
La mort de l’œuvre. L’assassinat de la fiction.
Bien sûr, on aura parfois raison de s’inquiéter, de s’arc-bouter, ou d’éructer, bien entendu. Mais on aura toujours tort de toucher à l’œuvre. Et contextualiser, c’est toucher à l’œuvre ! C’est la peinturlurer d’un jugement d’obscénité, c’est la bidouiller. C’est faire revenir l’esprit de censure par la grande porte.
Une œuvre de fiction est un point de vue, un parti pris. Elle dit autant de l’époque dont elle traite que de l’époque à laquelle elle est créée. Ces époques (qui peuvent être identiques) constituent le double moment qui définit ses normes intrinsèques. On ne filme plus la Deuxième Guerre mondiale aujourd’hui comme on l’a filmée à l’époque des Canons de Navaronne.
De ce fait, chercher une vérité (ici historique) dans la fiction, c’est en trahir le sens même. L’époque. C’est violer la liberté de l’auteur. Dans le cas de l’œuvre de Fleming et du roman de Margaret Mitchell qu’il a adapté, c’est en plus d’un anachronisme barbare. Mitchell donne le point de vue confédéré. Les vaincus ont ce droit.
Dans tous les cas, c’est à la fois abusif et incohérent. Personne n’a le droit de s’ériger en juge des intentions d’un auteur. Personne ne peut lui subtiliser le droit à la fantaisie, au délire, au mensonge, autrement dit, à la création.
Imposer une contextualisation revient à s’immiscer entre l’auteur et le lecteur. C’est subtiliser à l’auteur son droit à la création.
Hors cas juridique précis (diffamation, incitation à la haine, etc.), le seul lieu où une œuvre se juge — surtout une œuvre d’une telle dimension — est une autre œuvre, qui s’appelle la critique. Chacun y est libre de détruire le monument, de le commenter, de l’admirer ou de le mépriser. Imposer une contextualisation revient à s’immiscer entre les deux acteurs fondamentaux de la transmission créative : l’auteur et le lecteur, le réalisateur et le spectateur, le musicien et l’auditeur.
Peu après l’annonce du retrait par HBO d’Autant en emporte le Vent, des voix s’élevaient pour virer La Couleur des Sentiments du catalogue Netflix. La critique touchait aussi Green Book. Non pas parce que ces films seraient racistes, cette fois. Mais parce qu’ils ne sont pas « adéquats » selon la grille de lecture que certains voudraient imposer.
Dans le premier, le point de vue de la femme blanche qui écrit sur des femmes de ménage noires serait trop mis en avant par rapport au vécu de ces dernières. Ah oui, mais choix d’auteur ! Dans le second, le Blanc est trop présenté comme « le sauveur ». Et là, on a envie de pleurer. Oublié, le road trip qui transforme un beauf raciste et homophobe en défenseur des différences ! Oublié, le sens profond de l’œuvre. Chacun veut la réécrire à sa sauce, en fonction de son vécu. C’est la mort du droit de création. L’assassinat de la fiction !
Comment mieux dire que ce vent, hystérique comme une Scarlett en fureur***, est en train d’emporter la liberté, l’audace, la provocation, faisant tomber d’abord et surtout les plus immenses talents ?
Toutes ces œuvres magnifiques seraient alors remplacées, n’en doutons pas, par un art dirigé, cantonné, étriqué, et autorisé, non pas par le peuple, mais par ses castes les plus puritaines. Ce qui pourrait nous rappeler que le pire ennemi de la démocratie et des libertés est quelquefois celui qui s’en réclame le plus fort.
*Libéral : au sens américain du terme.
** Baizuo : terme péjoratif chinois pour décrire l’occidental qui milite pour la paix et l’égalité uniquement pour satisfaire un besoin de supériorité morale (selon le résumé de Wikipedia). On dit aussi péjorativement « Social Justice Warrior » ou plus respectueusement « Woke ».
*** Cette attribution du terme « hystérique » à une femme, est ici placée exprès pour donner aux « Baizuos » une raison d’exiger une préface contextualisante de 450 pages en préambule de cet article. On ne se refait pas.
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17 Comments
LECOMTE
juin 12, 15:35Salade
juin 12, 22:09Philippe
juin 13, 09:01Hélène Marinis Passtoors
juin 13, 15:45mbo
juin 17, 18:57PATRICK DE GEYNST
juin 14, 19:22u'tz
juin 19, 22:33serge
juin 15, 13:13u'tz
juillet 05, 21:08u'tz
juin 19, 21:14u'tz
juillet 05, 21:00u'tz
juin 19, 22:16u'tz
juillet 09, 19:36Wallon
juin 24, 11:44Salade
juillet 05, 18:07u'tz
juillet 05, 20:52petit
juillet 15, 22:29