Coronavirus : individualisme et narcissisme avancent masqués. Ou comment l’Occidental favorise la pandémie.
À l’heure où j’écris, le coronavirus a tué plus de 200.000 personnes, dont 80% dans des pays occidentaux, parmi les plus développés, démocratiques et libéraux du monde. États-Unis, Italie, Espagne, France, Royaume-Uni, Belgique, Allemagne constituent la palmarès en nombre de décès. L’Europe est la région la plus touchée, avec New York. Ces pays ont en commun d’être en pointe sur les droits humains.
D’où une question : notre individualisme, et les règles fondamentales qui y ont été associées depuis la Déclaration des droits de l’Homme, seraient-elles une cause aggravante de cette catastrophe humaine ? Nous tenons en effet dur comme fer à nos droits individuels. Et, soumis depuis plusieurs semaines à une situation absolument inédite, nous réagissons comme si rien n’avait fondamentalement changé, comme si les règles que nous appliquons en temps normal restaient valables en ces temps exceptionnels.
Narcissisme et individualisme, qui auraient dû s’effacer au bénéfice d’une réaction sociale, ont au contraire servi de socle au maelström qui se manifeste particulièrement sur les réseaux sociaux. Ceux-ci auraient pu (dû) servir à la solidarité et à l’entraide, à la promotion des gestes barrière qui sauvent des vies, qu’on aime ou non la majorité qui nous dirige. Ils eussent alors été « sociaux ». Mais au contraire, ils se sont transformés en une tornade d’opinions, de revendications et de critiques tout azimut envers le pouvoir.
Si en France, celui-ci est concentré — les opposants auront donc beau jeu de critiquer LREM —, en Belgique, où chaque région et communauté dispose de sa propre majorité politique, qui va de la gauche altermondialiste à la droite ultraconservatrice, les critiques ne visent pratiquement que le gouvernement fédéral (national, donc), alors même qu’il ne peut prendre aucune décision sans l’aval des autres. La critique la plus acerbe provient y compris de partis qui ont plus qu’un simple mot à dire dans les décisions finales !
Nous sommes tous des Général de Gaulle !
Paradoxalement, si le citoyen a perdu confiance dans la politique et l’exprime, il le fait en exigeant d’elle de véritables miracles. Il n’a toujours pas pris conscience de la nature pandémique de la crise et de ce que cela implique pour les responsables politiques, tant en termes de travail qu’en termes d’accumulation des urgences. Il va même jusqu’à l’accuser d’avoir laissé entrer le virus dans son pays ! C’est souvent le même qui se plaint ensuite du manque de liberté et exige un retour rapide à une vie sociale ! Le tout se matérialise par une foire d’empoigne sur ce que le gouvernement aurait dû faire, et M. Dupont sait mieux que M. Macron ou Mme Wilmès comment il aurait dû aborder une crise à la fois inédite et inouïe. Comme si, en 1940, nous avions chacun dressé chacun sur notre mur Facebook nos propres plans stratégiques pour contrer l’invasion nazie.
Le problème, c’est que cette omniscience si bien partagée ne cherche en aucune façon à résoudre la crise, qu’elle contribue au contraire à alimenter : elle découle à mon avis de la culture individualiste de notre société et montre un manque de souplesse cérébrale ahurissant, comme si nous étions incapables de nous adapter à la situation exceptionnelle dans laquelle nous nous trouvons. Le phénomène est aggravé par le narcissisme boosté par les réseaux sociaux.
La première manifestation de cet individualisme s’est incarnée dans l’obsession du masque. Elle est instinctive : face à une menace invisible, un masque constitue le seul barrage visible, physique qui protège les points d’entrée tout aussi visibles d’un virus. On parle ainsi très peu des gants, physiques aussi, qui ne protègent pas visiblement des orifices.
On a beau répéter mille fois qu’une distance d’1m50 et le lavage des mains sont des gestes barrière bien plus efficaces, rien n’y fait. Dès le début du confinement, tout le monde voulait « son » masque. Et de là, on a brodé un storytelling en inventant des faits qui n’ont jamais existé. Et où, le refuge, c’était l’Asie, qu’on imagine masquée par nature.
Zorro est arrivé
Vous aurez ainsi pu lire mille fois qu’en Asie, le port du masque a permis de maîtriser le Sars-CoV-2, avec la Corée du Sud, Singapour, Hong-Kong ou Taïwan pour exemples magnifiques. C’était faux, mais les meilleurs quotidiens avaient apparemment autre chose à faire que de le souligner.
En réalité, ce qui a plus que probablement permis de maîtriser (et pas totalement) le virus dans ces pays, c’était justement des mesures que l’Europe ne peut accepter, comme la quarantaine systématique des étrangers entrant dans le pays, facilitée par le peu d’accès à tous ces États, qui ont en commun d’être soit des îles, soit des presqu’îles : on n’entre en Corée ou à Taïwan que par la mer ou le ciel. Cela facilite le repérage.
Dans ces pays, en période de crise, l’individu s’efface devant la nécessité sociale, ce qui a permis, une fois un cas repéré, de tester en étoile tous les gens qu’il a côtoyé, soit parce qu’il aura donné tous les noms de ses contacts, soit parce qu’on les aura recherchés à son insu. En Corée du Sud, une application vous informait des cas de COVID dans les 100m de tout lieu où vous vous rendiez. Pour tout cas positif, on retraçait les contacts précédents pour les tester à leur tour. Ces intrusions dans la vie privée n’ont pas dérangé les Coréens, pourtant plutôt méfiants envers le pouvoir. À Hong Kong, la quarantaine imposée aux résidents de retour de Chine était régulièrement assortie d’un bracelet électronique.
Quant aux masques pour tous (ils sont bien sûr nécessaires dans les milieux médicaux et de soins), il y a eu pénurie en Corée du Sud au début de la pandémie, comme partout ailleurs. Ils ont même été déconseillés dans un premier temps à Singapour. Et à Hong-Kong, ils ne sont toujours recommandés que pour les bains de foule (transports en commun, etc.) Au marché du Nouvel-An chinois, à Taiwan, trois jours après le premier cas, on n’en voyait même pas l’ombre d’un ! Quant à la Chine, les masques sont très loin d’y avoir démontré leur efficacité : ce qui a permis de plus ou moins maîtriser la crise à Wuhan, c’est plutôt un confinement des cas testés dans… des stades. Un bazar inimaginable chez nous. End of story de la magie des masques, donc, pour toute personne attachée aux faits. Mais l’instinct prédomine d’autant plus en Europe que le psychodrame des masques sert un peu tout le monde dans son engagement de narcisse, expert autoproclamé en épidémiologie, ou opposant politique.
Le traçage indispensable dont nous ne voulons pas
Curieusement, le non-respect de la distanciation sociale occupait beaucoup moins les internautes — en fait, même pas du tout. Et encore moins un nombre effarant de citoyens, apparemment incapables de comprendre la notion pourtant simple de « 1m50 », y compris en rue ! Depuis, cette pratique s’est encore relâchée. On hurle « donnez-nous des masques », mais on ne cesse de violer les mesures les plus efficaces. On crie « il faut faire comme en Asie », mais on tergiverse des heures durant sur le traçage, seule solution efficace pour isoler les patients.
Pour revenir à la Corée du Sud, l’histoire du patient 31, une femme d’une petite soixantaine d’années adepte d’une secte évangélique, est révélatrice de l’importance du procédé : grâce à lui, les autorités sanitaires ont pu repérer 1250 de ses coreligionnaires qu’elle avait infectée assez directement ! La dame, symptomatique, et COVID-19 confirmée, avait refusé de se plier aux conditions de confinement, assistant à plusieurs offices de sa secte (L’Église évangéliste Shincheonji de Jésus) et avait ainsi disséminé le virus. Certains ont même estimé qu’elle était à la racine de 60% des contaminés en Corée, et donc des décès, et le gourou de la secte a dû s’excuser publiquement après que l’opinion, furieuse, a exigé la dissolution de la secte.
En Europe, non seulement un tel repérage est rendu plus compliqué par une véritable paranoïa envers le pouvoir, inspirée par l’idée que Big Brother va tous nous ficher (mais bien sûr mêdême). Et ce sont parfois les plus progressistes — ceux, justement, qui devraient mettre leur sens social en alerte avant leur sens individuel — qui sont les premiers à hurler. Ainsi, les Ligues des Droits humains alertent contre « l’atteinte aux droits humains » qui consisterait à retracer nos contacts (ou même à nous demander de les nommer), alors que le premier droit humain est évidemment le droit à la vie. Je repérais même un twittos de gauche hier qui s’émouvait de la potentielle obligation pour les personnes contaminées de respecter un confinement strict ! Un exemple flagrant de priorité donnée à l’individu, sachant que ne pas respecter ce confinement implique un risque létal pour autrui.
Curiosité extravagante : ce sont parfois ceux-là même qui prônent le masque « pour protéger autrui » (ben tiens) qui s’offusquent de l’obligation faite aux cas repérés de respecter une strictissime quarantaine.
À la poursuite du patient zéro
En France, comme en Belgique, nous n’aurions en revanche eu aucune chance de repérer le patient zéro. Ou plutôt, ceux que nous avons repérés n’étaient probablement chacun qu’un parmi des dizaines, des centaines, voire des milliers. Contrairement aux pays à succès le plus souvent cités, nous ne sommes pas des îles. Pour y parvenir, nous aurions donc dû fermer les frontières dès le début de février, et tester toutes les personnes entrantes, que nous aurions dû mettre en quarantaine le temps que les résultats arrivent. Dans des stades ou des halls de sport, des salles d’exposition ou des hangars.
Sauf qu’au retour des vacances « de carnaval », rien qu’en Belgique, ce sont 600.000 personnes qui sont rentrées dont au moins un tiers en voiture. Pour gérer correctement la crise, à la taïwanaise ou à la mode de Hong-Kong ou de Séoul, dès la fin février, nous aurions donc dû arrêter tous d’automobiles qui entraient dans nos pays, les interroger sur leur voyage, les immobiliser et les isoler dans des stades ou des centres sportifs forcément inconfortables (je ne vous dis pas les titres dans les journaux), le temps d’obtenir le résultat de leurs tests, et ensuite interdire tout contact et toute sortie aux personnes positives, non sans les avoir interrogées sur toutes les personnes qu’ils avaient croisé, les boutiques où ils avaient fait leurs achats, etc. Re-imaginez les titres des journaux.
Je connais un cas directement, et au moins deux cas indirectement de malades du COVID-19 qui n’ont pas respecté la quarantaine, et ont continué à fréquenter des gens, même en confinement. Autrement dit, l’indiscipline européenne n’aurait pu être maîtrisée que par des mesures portant directement atteinte à la vie privée.
Les yavèka falèkon (nouvelle version des yaka faukon) me répondront « eh bien, il n’y avait qu’à tester tous les entrants ». Sauf que nous n’avions que quelques pauvres milliers de tests en stock — ben oui, c’est un nouveau virus, il a moins de six mois ! — et que l’opinion publique n’était pas prête à entendre, en février, qu’elle devrait annuler ses chères vacances (déjà payées). Il n’y a qu’à voir comment les citoyens se sont comportés quand on a annoncé le lockdown : ils se sont rués en masse vers les terrasses pour un dernier raout avant le confinement ! Imaginez le tollé qu’auraient suscitées les mêmes mesures deux semaines plus tôt, avant l’arrivée de décès…
Fermer les frontières aux personnes en provenance d’Italie et de Chine n’aurait d’ailleurs pas suffi. Aujourd’hui, nous savons que le virus présent en Belgique est venu d’Italie et de Chine, comme on pouvait le supposer, mais aussi, par exemple, du… Canada de France et d’Autriche ! Nous ne le savions pas à l’époque. Et pour pallier cette méconnaissance fatale, il aurait donc fallu interdire purement et simplement toute sortie du, et toute entrée dans le territoire, dès la mi-février. Et nous n’avons pas pu le faire, parce que nous vivons dans un environnement libéral, où l’on garantit par défaut à l’individu la libre circulation, des vacances au soleil, et une vie généralement douillette sous des gouvernements déjà accusés de comportement dictatorial quand la police réagit avec force à des casseurs professionnels, alors, imaginez qu’on annule vos vacances avant d’avoir pu matérialiser la menace ! C’eût été présenté comme une insupportable atteinte aux libertés.
Même sidérés, les narcisses refleurissent
Il fallait une sidération de départ. C’est à ça qu’a servi le confinement et l’énumération quotidienne du nombre de morts. Mais le narcissisme et l’individualisme on rapidement repris le dessus : aujourd’hui, alors que la Belgique a dépassé les 7.000 morts (record mondial par habitant, dû en partie à une récolte « trop honnête » des cas de décès), et s’est retrouvée, en semaine 15, avec près de 100% de surmortalité, le nombre de violations des règles établies pour protéger les plus âgés en premier lieu d’un décès prématuré est en train d’exploser.
Clairement, la plupart des citoyens n’en a juste rien à foutre. Et plutôt que de consacrer leur temps à le leur dire, les influents des médias, des partis et des réseaux passent la semaine à crier, critiquer, revendiquer, ou à chercher, dans les mesures de déconfinement annoncées, celle qui pourra faire scandale ! Quand ils ne glosent pas tout simplement sur une formulation apparemment malheureuse d’une évidence par un responsable.
Lorsqu’on a confiné, après « seulement » 5 morts en Belgique et 175 en France, nous avions probablement déjà des milliers ou des dizaines de milliers de cas en circulation, principalement asymptomatiques ou peu symptomatiques, et les repérer revenait alors à chercher des milliers d’aiguilles dans une montagne de foin. La jeunesse du virus empêchait la production massive de réactifs pour les tests (les USA ont ainsi produit leurs tests très tôt, mais ils étaient de qualité médiocre, ce qui a contribué à la cata là-bas).
On n’aurait de toute façon jamais trouvé le personnel nécessaire pour tester massivement à la frontière, au retour de vacances. Après, c’était encore pire. Et une partie d’entre eux se seraient rebellés — la grève de grandes surfaces et un préavis de grève de la police en début de confinement donnent la mesure de notre incapacité collective à prendre acte d’une situation exceptionnelle. Quant à scanner les déplacements des citoyens dès le jour un, pour tenter de tester en étoile, c’était purement et simplement exclu.
Nous fûmes donc confinés. Il n’y avait à mon avis aucune alternative, sinon celle de voir notre système médical imploser, de se rendre chaque semaine à l’enterrement d’un-e proche, avec in fine des mesures d’autoconfinement en masse, des refus en cascade d’aller travailler, des burn-outs en cavalcade, une résurgence de la violence interpersonnelle, le discrédit absolu de nos partis démocrates pour leur absence de réaction, et une nouvelle montée des extrémismes.
Business as usual
Nous avons affaire à un virus qui est apparu il y a quelques mois à peine. Ce n’est même pas une excuse pour nos gouvernants, c’est un fait ! En bons individualistes, nous l’avons pourtant (quasi) tous ignoré tant qu’il touchait la Chine (oh, c’est très loin, ça n’arrivera pas chez nous). Nous avons (quasi) tous cherché une bonne raison de ne pas craindre une situation italienne at home (oh, vous savez, l’Italie, c’est si mal organisé…) Et, comme pratiquement tous les pays (oui, même l’Allemagne), nous avons réagi avec retard. Dans une certains mesure, par manque de préparation, certes (mais qui peut être vraiment préparé à un événement aussi inédit ? Ah oui, la Corée, qui a auparavant foiré sa réaction deux fois — SRAS et MERS). Mais aussi et surtout, parce que nous sommes des individualistes.
Dès que les gouvernements ont lancé leurs premières mesures, nous vivions une révolution, une guerre, un ouragan — appelez ça comme vous voulez, je ne serai pas de ceux qui utilisent leur narcissisme à gloser sur la pertinence d’un terme ou d’un autre. Mais plutôt que d’en prendre acte, le comportement des émettants (réseaux sociaux, politiques, influents, médias), a été de poursuivre leur trajectoire narcissique et individualiste.
Les partis d’opposition n’ont pas pris la mesure de ce qui se passait. Au lieu de s’engager, tous, dans un effort commun d’union nationale, ils se sont repliés sur leurs marottes. Les verts ont tintamaré que le virus était dû à l’épouvantable activité humaine (comme si la peste noire était arrivée après l’ère industrielle). Les rouges ont canardé qu’il provenait du capitalisme (comme si la Chine avait cessé d’être communiste). Les bleus ont cancanné que c’était la faute au communisme (comme si la Chine n’était pas, aussi, capitaliste). Les Noirs ont sauté sur l’occasion pour prôner le retour des douaniers, qui auraient empêché la pandémie avec leurs petits bras musclés (comme si la douane pouvait repérer les innombrables asymptomatiques).
Les partis d’opposition ont cherché, jour après jour, les détails parfois insignifiants qui permettait de noyer le gouvernement d’invectives, de la petite phrase malheureuse au stock stratégique de masques disparu cinq ou dix ans plus tôt, en passant par les conditions de travail dans la grande distribution. Les ligues des droits humains ont focalisé sur les prétendues atteintes à la vie privée, négligeant l’ahurissante atteint aux vies que celles-ci cachaient.
Les journaux, pareil. Chaque journaliste a continué son petit business as usual. Les journalistes critiques de gauche ont mitraillé les ministres de droite, et inversement. Les libertariens ont ânonné que le confinement était une hérésie. Les analyses des systèmes de santé, tellement meilleur dans le pays d’en haut, d’en bas ou d’à côté, ont fleuri pour expliquer l’échec de tel ou tel gouvernement — alors qu’il ne peut y avoir victoire dans une telle situation.
Le paradigme immuable
Les radicaux ont laissé leur giletjaunisme en suspens pour mieux démolir chaque déclaration gouvernementale, en s’arc-boutant sur le travail de sape de la démocratie qu’ils ont patiemment organisé depuis dix-huit mois. On a même vu, en Belgique, des journalistes râler parce qu’un conseil de sécurité où il faut — eh oui — mettre 8 gouvernements d’accord n’avait pas abouti, à l’heure promise, à la conférence de presse voulue. Et le pauvre reporter avait dû attendre ! Caprice corporatiste s’il en est, au regard de l’importance vitale des décisions à prendre dans ce genre de conseil. Plutôt que de rapporter les décisions gouvernementales et de donner les informations cruciales qu’elles impliquaient, certains n’ont vu que l’enquiquinante agression contre leur agenda, ou le fait que le présentateur de la grand messe informative du soir avait dû ronger son frein en attendant les mesures ! Pour ensuite gloser des minutes durant sur une réponse approximative d’un-e des ministres.
Sur les réseaux sociaux, le narcissisme atteignit très vite son paroxysme naturel. Alors que l’urgence était de s’unir et de participer, au minimum, à promouvoir les gestes dictés par nos gouvernants, les réseaux sont presqu’immédiatement devenus une foire d’empoigne qui, dans l’affaire Rouault par exemple, prenait des allures d’affaire Dreyfus. Non seulement, le professeur marseillais avait complètement oublié le phénomène du remède miracle que chacun espérait et l’engouement qui allait s’en suivre, qui transformerait chacune de ses interventions en messe de gourou devant une horde de fidèles prêts à sanctifier l’incroyable médecine miracle (dont la découverte revenait pourtant à une… université belge, en 2004 !), mais en plus, des intellectuels de haut niveau fonçaient tête baissée dans sa logique pourtant insoutenable : violer sciemment les méthodologies éprouvées par le monde médical pour faire valoir sa propre méthode, qui n’a toujours pas démontré son efficacité un mois et demi plus tard ! Parmi eux, des professeurs d’université en mal de présence dans la presse.
Je passe sur ceux qui ont produit des études de qualité minable pour la seule satisfaction de faire valoir leur point de vue.
Diagnostic : ultracrépidarianisme généralisé
Chaque twittos et facebouquien s’est ensuite emparé derechef de la moindre info apte à alimenter sa doxa personnelle, pour le seul fait de satisfaire son narcissisme intellectuel, et de briller en réseau. Et peu importe que l’info en question fût parcellaire, très approximativement vulgarisée par des journalistes en mal de titres choc, ou même contredite par une autre étude le jour même. Chacun cherchait son chat.
Pendant que les uns — les plus sages — promouvaient leur image par des selfies en confinement, d’autres faisaient faire à leurs chien, chat ou enfant les plus invraisemblables facéties, histoire de profiter de la crise pour se mettre en valeur, révélant au passage jusqu’à la marque de leur aspirateur, pour hurler, une semaine plus tard, que le « tracing » ne passerait pas par lui ou elle ! Ah, quel bonheur de préserver sa vie privée si publique !
Des gens de tous métiers sont brusquement devenus des spécialistes en épidémiologie, en virologie, et bien sûr, en gestion politique du confinement et du déconfinement. Ce n’est pas pour rien que le terme ultracrépidarianisme (qui date du 19e siècle) est brusquement revenu à la mode. Il décrit les gens qui donnent leur opinion sur des sciences pour lesquelles elles ne sont pas formées. Le docteur Montagnier, pourtant prix Nobel, est lui-même tombé dans la maladie. Mais il suffit de faire le tour des réseaux pour se rendre compte qu’aujourd’hui, chacun soigne le sien, d’ultracrépidarianisme. Et puisque j’en suis à parler de choses que je ne maîtrise pas (non sans m’être efforcé de juger à charge et à décharge), je dirais que cela n’a rien d’étonnant : pour exister aujourd’hui sur les réseaux ou dans les médias, il y a une façon efficace : avoir quelque chose à dire sur le COVID-19 ! Et de préférence, quelque chose qui fasse passer nos gouvernants pour des neuneus. Du remède miracle à la solution si évidente.
Ça peut aller de la durée de vie du virus sur le plastique (inconnue à ce jour, ce qui n’empêche pas l’auteur de faire moult recommandations sur la façon de laver les produits importés de la supérette), sa capacité à se fixer sur des particules fines pour voyager au-delà de l’Atlantique (avec précision en microns, les ultracrépidariens ne sont pas avares), ou encore l’influence du polymorphisme de l’enzyme de conversion de l’angiotensine (ACE) sur la contamination (moindre) des Slaves et des Scandinaves, ce qui expliquerait ceci ou cela. Oui, je l’ai lu !
Et tous les jours, de bonnes âmes perdent du temps et de l’énergie à alerter sur l’approximation de Raoult, à s’émouvoir de la publication d’une étude partielle dans la presse, à attirer l’attention sur la dérive qui consiste à publier des postulats qui sont très loin d’avoir été démontrés.
Les fumeux sont de sortie
Un scientifique veut se faire remarquer en claquant que les fumeurs sont moins exposés, la presse diffuse, les réseaux propagent, et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, des citoyens vont acheter des patches nicotiniques dans les pharmacie, suite à quoi les mêmes réseaux qui ont propagé la fake news (car c’en est une jusqu’à preuve du contraire) se mettent à se gausser de la réaction gouvernementale de limiter leur vente ! On n’a jamais été plus dingues que ça. Et si on est aussi fadas, c’est parce que chacun veut avoir son mot à dire dans l’immense jungle du je-sais-tout en réseau. Le drame ici, c’est que des scientifiques et des journalistes ont joué un rôle prépondérant dans la diffusion de la fausse info (tout comme ils l’avaient fait pour la ruée sur la choloroquine), qui mine l’action sociétale indispensable.
Car, pendant que, jour après jour, en scrutant nos timelines, nos journaux, nos émissions télévisées favorites, nous sommes mobilisés par les innombrables opinions, entre critiques acerbes et constantes de l’action gouvernementale (quel que soit la tendance du gouvernement) et recherche du remède miracle, nous en oublions que toute cette énergie, colossale, pourrait être utilisée de façon productive. Ou plutôt, qu’elle doit impérativement l’être. 200.000 morts, les amis. 200.000. Sans compter ceux qu’on n’a pas joints au bilan !
Nous vivons une crise inouïe. On me souffle que l’Allemagne pourrait perdre 7 à 8% de son PIB cette année. On imagine à peine ce que ça pourrait représenter dans des pays moins puissants. À titre de comparaison, cela représente plus des trois-quarts de la somme que la puissante Germanie consacre à ses soins de santé !
Conclusion confinée
Certes, la critique est nécessaire. Elle existe aussi dans des pays comme la Corée du Sud. Mais elle doit être mesurée à l’aune de la nécessité sociale. Et alors qu’elle joue généralement un rôle positif, elle sert aujourd’hui le virus lui-même plus qu’elle ne sert la population.
Surtout, se regarder le nombril en se félicitant de son incroyable talent à passer de journaliste politique à épidémiologue en chef, d’inspecteur sinistre en assurance à virologue nobélisable, ce n’est plus de la critique, c’est le paroxysme de notre narcissisme (oui, bien sûr, je dis « notre » parce que je me surveille aussi), qui nous amène à chercher le moyen, non pas d’être utile, mais bien de briller en société, avec le plus de likes et d’abonnés possible.
Et en cela, la combinaison de notre sacro-saint droit individuel et du narcissisme amplifié de manière exponentielle par les réseaux sociaux, mais aussi notre propension à végéter dans le paradigme d’avant la crise, sont des écueils puissants qui freinent la lutte contre la contagion.
Une chose compte vraiment aujourd’hui : sauver des vies, ce qui implique aussi de sauver l’économie, dans la mesure du possible. Il est évident que nos gouvernants commettent et commettront des erreurs, parce que ce n’est pas possible autrement. Il est aussi évident qu’ils travaillent de manière acharnée à prendre les bonnes décisions, qu’ils ne peuvent nous donner toutes les réponses à nos questions, ni à celles des journalistes, tant les raisons de chacune d’entre elle sont nombreuses et complexes, parfois incertaines par nature, parfois intuitives. Le gouvernement ne peut faire que de son mieux. Par défaut, nous devrions le soutenir.
Notre désarroi naturel ne peut nous faire oublier l’objectif commun : l’efficacité sociale des mesures de modération de la contamination, et donc, de l’épidémie. Plus encore que les décisions gouvernementales, la discipline et le sens social sont le meilleur moyen d’arriver au bout de cette crise inouïe et exceptionnelle qui nous touche tous, à un niveau plus ou moins important. Nous devons redevenir des animaux sociaux. Oublier nos petits intérêts personnels et professionnels. Et notre individualisme forcené.
Autrement dit, être un peu plus coréens, et beaucoup moins occidentaux.
Mais il se peut que je me trompe.
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©Marcel Sel 2019. Distribution libre à la condition expresse de citer l’auteur (Marc
24 Comments
Edalas
avril 26, 16:29PATRICK DE GEYNST
avril 27, 08:42Edalas
avril 27, 09:16Edalas
avril 27, 09:26Edalas
avril 27, 09:13Gauthier mouillet
avril 27, 12:43Achille Albert
avril 27, 14:35marcel
avril 30, 19:56Wallimero
avril 28, 08:05Franck Pastor
avril 28, 18:32marcel
avril 30, 19:53Alain-VDK
avril 29, 13:35marcel
avril 30, 19:53Alain-VDK
avril 30, 21:06marcel
mai 01, 11:17Edalas
avril 30, 12:47marcel
avril 30, 19:50miyovo
mai 01, 10:14marcel
mai 01, 11:11miyovo
mai 01, 13:27marcel
mai 01, 13:53Anke
mai 01, 13:43Anke
mai 01, 13:38Turco
mai 03, 12:31