Préjudice d’Antoine Cuypers, critique à 3 voix.
Le film Préjudice, du jeune réalisateur belge Antoine Cuypers, sort sur nos écrans ce 7 octobre. Ça commence par un repas de famille. Rancœurs et non-dits, génèrent une tension qui croît inexorablement. Le spectateur est mis en position d’observateur, mais n’a pas les clés pour décoder ce qui est en train de se jouer. Tout au plus comprend-il que l’un des fils est « différent ». On ne sait pas en quoi. On ne sait pas jusqu’où il peut aller. Son comportement imprévisible crée le suspense et l’entretient. Son potentiel destructeur transpire de l’écran. Antoine Cuypers signe là son premier film, dérangeant et intriguant.
Deux blogueuses et un blogueur se sont retrouvé-e-s à l’avant-première. Dès que les lumières se sont rallumées dans la salle, une discussion très animée s’engagea entre Anne-Sophie Dekeyser, Marie Van Humbeeck (Les Demoiselles de Bruxelles qui assistaient à la projection et qui ont publié le même article sur leur blog que je vous recommande) et Marcel Sel. Ils ont même dû interpeler Antoine Cuypers pour tenter de se départager. Las.
Alors, plutôt que de rédiger chacun sa critique dans son coin, elles et il ont décidé de transcrire leur discussion, franco.
Anne-Sophie
Marcel, tu trouves que ce film est féministe ?
Marcel
Bon, ça recommence ! Je te réexplique, Anne-Sophie ! Après la dernière scène du film, qu’on ne spoilera pas, j’étais impressionné par cette mère que j’ai trouvée incroyable (jouée par Nathalie Baye). Alors, pour plaisanter, je vous ai dit en me levant « encore un film féministe. » C’était une vanne. Mais bon, quelque part, l’actrice parvient en une scène à voler la vedette à Thomas Blanchart (dans le rôle du fils) pourtant époustouflant de bout en bout ! Tout à coup, on se rend compte que ce film, qui semble parler d’un homme du début à la fin, parle d’abord d’une femme. Tapie dans son jeu sobre, Baye attendait la fin pour tacler le premier rôle. Quel machiavélisme, haha !
Marie
Un film qui parle d’une femme n’est pas forcément un film féministe, hein…
Marcel
C’était une vanne ! J’avais vu le Tout nouveau Testament dans la même salle. Là aussi, les femmes ont le beau rôle !
Un film qui donne à Nathalie Baye un défi à sa mesure.
Marie
Tu trouves que, dans ce film-ci, Nathalie Baye a le beau rôle ?
Marcel
Je trouvais, oui. Enfin, je l’ai interprété comme ça. En tout cas, elle joue magnifiquement ce rôle.
Marie
Oui, qu’elle soit une bonne actrice, je n’en doute pas. Et ce rôle lui offre un défi à sa mesure. Par contre, elle n’a pas « le » beau rôle, à mes yeux.
Anne-Sophie
Au contraire, son personnage s’enferme dans une relation, sans prendre aucun recul, et semble bien y trouver, peut-être malgré elle, son intérêt : ses deux autres enfants qu’elle trouve parfaits continuent à vivre leur vie après le dîner, tandis que l’autre reste totalement dépendant d’elle. Ce qui lui donne un pouvoir absolu que seul un enfant peut donner à une femme — lorsqu’il est enfant précisément. Le maintenir dans sa puérilité et son immaturité malgré son corps adulte est une stratégie malsaine de contrôle sur l’autre. On se demande qui a le plus besoin de l’autre finalement.
Elle croit être altruiste alors qu’en réalité elle ne fait rien pour favoriser l’épanouissement de son enfant. Elle ne sort pas de sa zone de « confort » et s’est enfermée dans un rôle de mère sacrifiée qui interdit toute velléité d’indépendance d’un côté comme de l’autre.
Thomas Blanchard, qui joue le fils, est vraiment impressionnant.
Marcel
Sauf qu’on ne connaît pas l’histoire de cette relation avec son fils. On ne sait pas ce qui s’est passé auparavant. Peut-être que les événements, le comportement de l’enfant, ont imposé à la mère de recourir à cet enfermement. C’est l’histoire de la poule et de l’œuf. Est-ce la mère qui est à l’origine de cette relation tendue, hystérique, ou le fils (bien involontairement) qui n’a jamais été gérable ? Son attitude envers son neveu est tout de même un signe… Cela dit, nous n’aurons raison ni l’un, ni l’autre, puisque le réalisateur n’a pas lui même tranché ! Est-ce que ce n’est pas ça le plus intéressant : que chacun verra ce film selon sa propre sensibilité, ses propres expériences ?
Anne-Sophie
Évidemment ! Ce qui est vraiment intéressant dans ce film, c’est la nuance, le manque de certitude et cette tension émotionnelle qu’on vit dans sa chair. Mais ça soulève aussi des questions sur la folie, notamment sur le fait qu’on peut rendre quelqu’un fou, pourvu qu’il ait un terrain vulnérable. L’enfer est pavé de bonnes intentions.
Marcel
La tension émotionnelle, soutenue par le jeu incroyable de Thomas Blanchard, est pour moi l’élément clé du film et, de ce point de vue-là, il est impressionnant (tout comme Blanchard d’ailleurs). Les passages lents avec solo de percussions (dont le réalisateur Antoine Cuypers parvient même à ne pas abuser) sont extrêmement forts. Cela dit, on ne sait pas si Cédric (joué par Thomas Blanchard) est fou ou s’il a été rendu fou. Ce n’est pas parce qu’il l’affirme que c’est vrai. La dureté de Nathalie Baye est-elle due à l’épreuve qu’elle a vécu (vivre la folie de son fils) ou est-elle la source de cette folie ? Je crois Anne-Sophie qu’on en débattra encore dans vingt-cinq ans !
Anne-Sophie
C’est certain mais ce qui touche, c’est que cela pose question. Sur les jeux de rôle dans lesquels on s’inscrit tous inconsciemment surtout au sein du cercle familial. Et qui finissent par se refermer sur nous. On rejoue le même registre à l’infini comme une danse macabre. Même jeux, mêmes mots, même gestuelle. La question est : où y trouvons nous notre compte ?
On rejoue le même registre à l’infini comme dans une danse macabre.
Marie
Moi, je la vois comme une mère abusive. On ne sait effectivement pas qui d’elle ou de lui a été à l’origine de cette situation. Est-ce lui, son comportement ou une pathologie quelconque qui a été à l’origine de ce cercle vicieux ou est-ce elle, malade peut-être aussi, qui a été le déclencheur de cette situation et de l’enfermement de son fils ?
Néanmoins, elle me fait penser à une mère martyrisante. Vous savez ? Ces familles dans lesquelles tous les enfants vont bien sauf… un. Qui est l’enfant martyr de la famille. Et on ne sait pas pourquoi, mais cet enfant-là cristallise toutes les frustrations, toute la violence de la famille. Alors que les autres enfants ont une vie normale, avec cadeaux, amour et attention, l’enfant rejeté est atrocement maltraité. Cela m’a toujours interpellée. Parce qu’en plus, si on retire cet enfant à sa famille tortionnaire, elle fonctionnera moins bien. Comme s’il leur était vital d’avoir un exutoire pour, par ailleurs, vivre correctement, de manière « normale ».
Et le rôle du père, ici interprété magistralement par Arno (le rôle qui m’a le plus touchée !), est assez révélateur : il veut changer l’équilibre familial (2 enfants normaux, qui ont eu une vie équilibrée avec des parents aimants et un enfant qui a surtout connu la violence et la suspicion, même de la part de son frère et de sa sœur) mais il est trop faible pour y arriver. Il ne sait pas comment faire pour changer ce système extrêmement bien installé dans lequel, en fait, il n’a rien à dire.
Pourtant, même si on prend le scénario du cas où c’est le comportement et la pathologie de Cédric qui ont induit ce système et qui ont fait que la mère et la famille n’ont pas eu le choix, le père a des solutions en lui pour changer la donne ! Quelle que soit l’origine du problème, pour moi, c’est le père qui pourrait en être la solution. Mais c’est super frustrant car on ne lui laisse pas la possibilité de l’être !
Arno joue le rôle qui m’a le plus touchée, dit Marie.
Anne-Sophie
Il accepte cet état de fait aussi ! C’est sa responsabilité ! Je pense que ça soulève deux questions essentielles : on peut tous être abusifs, il suffit parfois de peu. En ne faisant rien ou en en faisant trop. Comme déjà dit l’enfer est pavé de bonnes intentions…
Un besoin inconscient de sécurité factice contre la peur de vivre, de sortir des habitudes…
Marcel
En ce qui me concerne, je ne pense pas que le père ait des solutions. Mais bon, on va laisser la surprise au spectateur, hein.
Entretemps, je suppose que nos lecteurs auront compris que le sujet du film est passionnant. Antoine Cuypers nous raconte l’histoire d’une famille qui se déchire tout en installant un vrai suspense.
Dès le début, il nous offre des plans incroyables et annonce la couleur d’emblée : il n’y aura pas de plan banal. Mais autant la maîtrise de l’image et du temps vaut le détour, autant les trois rôles principaux sont convaincants — autant que certains rôles couronnés d’oscars, à mon avis —, autant le film pêche par des dialogues parfois peu naturels, quelques situations forcées (du style « il a dit qu’il arrivait dans une heure » « oh, il exagère » « tu connais ton frère ») et une direction d’acteurs un peu faible dont seuls Nathalie Baye, Arno Tjens et Thomas Blanchard sortent la tête haute — très haute. Arno, dont la sobriété épate pendant les deux-tiers du film, finit toutefois par se perdre un peu jusqu’à devenir absent ; mais bon, c’est le rôle du père qui veut ça, je suppose. Les autres acteurs semblent, comme l’a twitté Myriam Leroy, ne pas « jouer dans le même film ». Je ne l’aurais pas dit comme ça parce qu’à mon avis, les dialogues des seconds rôles y sont pour beaucoup. Mais je suis difficile sur le dialogue et c’est quand même un film à voir absolument pour des tas de très bonnes raisons.
Anne-Sophie
Là, nous sommes d’accord !
Marcel
Ah zut !
Des dialogues parfois un peu faibles. Mais pour un premier film, c’est réussi.
Marie
Pareil. Même ressenti par rapport aux dialogues (oui, on est tous d’accord, je sais). Moi, ils me faisaient décrocher par moments. Et la lenteur de certains plans également (mais qu’est-ce qu’on a, dans le cinéma belge, à vouloir faire des plans sur une feuille d’arbre qui durent trois plombes ?) Mais mention très spéciale aux rôles principaux : Thomas Blanchart, flippant à souhait, Nathalie Bayle, inquiétante et vibrante, et Arno, touchant et humain à en oublier qu’il joue ! Ils portent le film d’une façon assez magistrale.
Pour finir, pour un premier film, c’est plutôt réussi, il nous a solidement tenus en haleine !
Marcel
Crévinzut, alors ! On est d’accord sur tout. Enfin, presque tout…
Editor review
4.13
Good
10 Comments
u'tz
octobre 23, 23:51Marcel Sel
octobre 24, 12:59u'tz
octobre 25, 22:47geneghys
octobre 24, 08:47Rivière
octobre 24, 14:22Marcel Sel
octobre 26, 12:18u'tz
octobre 30, 23:59Pour un monde meilleur
novembre 20, 11:30Pour un monde meilleur
novembre 22, 11:12Capucine
mai 18, 10:55