Pour la SACD, écrire ne coûte (pas) rien. Auteur, es-tu gratuit ? (avec la réponse de la SACD belge)
Nous vivons dans un monde où le travail d’auteur n’a plus de valeur aux yeux de bien des gens. Tout le monde sait écrire, pense-t-on. Et la disponibilité de milliards de textes gratuits sur la toile — y compris de grands auteurs — a engendré l’idée que l’écrit n’a plus de valeur.
Or, l’auteur est l’origine du monde. Sans lui, pas de cinéma. Sans lui, pas de télé, pas de radio. Pas de débat chez Ruquier, pas de discours politique. Pas de roman, pas d’histoire, pas de féérie, rien à raconter aux enfants. Pas de journal, pas de chansons, et pas le moindre revenu pour les éditeurs, imprimeurs, producteurs.
Mise à jour du 21/9 à 23h19 (en gras) et du 22/9 à 18h33 avec la réponse rassurante du délégué général de la SACD belge.
Aujourd’hui, plus que jamais, on attend des sociétés d’auteurs qu’elles luttent contre cette impression de gratuité et rappellent le plus systématiquement possible que la création a une valeur. Pas seulement parce qu’il y a un droit qui y est lié, mais aussi, et surtout, parce qu’elle a un coût. Que l’auteur — qui met son talent au service des autres (de leur plaisir, de leurs oreilles mélomanes ou rockeuses, de leur besoin de découvrir du visible…) en espérant une rémunération des plus hasardeuses, souvent très insuffisante — sacrifie énormément de choses. En d’autres termes, créer, c’est investir. Et ça coûte. De l’argent.
Dans une émission de France Culture sur la censure, le directeur général de la SACD France (la plus ancienne société d’auteurs, créée en 1777 par Beaumarchais, dont je suis un affilié en Belgique), Pascal Rogard, explique que la création livresque ou picturale est moins sujette à censure que le cinéma et le spectacle vivant, parce que les investissements y sont plus lourds. Ce n’est probablement pas faux. Il s’est néanmoins avéré impossible de publier l’un de mes livres en Flandre parce qu’il critiquait trop ouvertement un certain homme politique. L’auteur est aussi susceptible d’être poursuivi en justice s’il offense un tiers ou une institution (dans certains pays, du moins). L’un de mes articles journalistiques a ainsi passé deux semaines dans un bureau d’avocats pour protéger le magazine qui le publiait — et moi-même par la même occasion. Ça coûte.
« Il n’y a pas besoin d’argent pour écrire » (Pascal Rogard, D.G. de la SACD).
Qui plus est, tout auteur qui gagne l’essentiel de sa vie autrement qu’en écrivant, par exemple, s’expose à la censure financière : il sait qu’il n’a pas intérêt à s’en prendre à l’entreprise qui l’emploie. Ni même à prendre des positions qui pourraient déplaire à sa direction, pour une raison ou une autre. La censure économique (ou plutôt l’autocensure pour raisons économiques) est une réalité qui touche même le journalisme.
Mais admettons que ce soit aussi simple que ce que déclare Pascal Rogard. Le problème, c’est que pour lancer sa démonstration, il déclare : « Il n’y a pas besoin d’argent pour écrire un livre. Il y a besoin d’argent pour éditer un livre. »
Le directeur général de la vénérable société d’auteurs a apparemment un problème fondamental de compréhension de ce que fait un auteur, de ce qu’il vit, de ce qu’il est, comme le souligne Actualitté.
Comme je n’ai pas apprécié cette petite phrase et ce qu’elle insinue, je me suis aussi énervé un peu sur Twitter, et la SACD Paris m’a répondu qu’il fallait écouter l’émission avant de réagir, en motdiésant #haters (haïsseurs).
Merci la SACD. Mais petit un, j’ai écouté l’émission. Petit deux, en tant que membre, en tant qu’auteur, ça ne me fait pas franchement plaisir d’être qualifié de haïsseur. La SACD n’est pas, à ma connaissance, la société de son directeur général, mais celle de ses auteurs.
Haïsseur ? Mais non, chère SACD, je t’aime ! C’est toi qui mets du beurre dans mes épinards lorsque tu me verses mes droits dans un délai souvent court et viable. Parfois un an et demi plus tard, mais tu n’y peux rien, on te les verse tard aussi. Et puis il y a l’administration, tout ça. La protection juridique que tu m’offres et l’auteur que ton personnel soigne aux petits oignons (1). Tu vois, je te comprends.
Le patron de la SACD montre un mépris peu ordinaire pour le travail du créateur.
En revanche, oui, je hais ce qui semble s’articuler derrière la phrase de ton directeur « pas besoin d’argent pour écrire un livre (ou pour peindre une toile) ». Elle montre un mépris peu ordinaire (mais si général aujourd’hui) pour le travail du créateur. Certes, Pascal Rogard entend respecter le « droit d’auteur » et le défend dans l’émission. Ce qui inclut bien sûr sa rémunération. Mais le contraire serait un comble stratosphérique.
Au passage, pour l’immense majorité des créateurs, le droit d’auteur sonnant et trébuchant n’a souvent aucun rapport avec son temps de travail. Souvent, ça ne couvre même pas ses frais généraux ! Alors, c’est bien de le défendre. Mais ça ne suffit pas.
Le problème de Rogard, c’est qu’il ne présente pas la réalisation de l’œuvre comme ce qu’elle est : un travail. Ardu. Exigeant. De la sueur. De l’angoisse.
C’est aussi un investissement temporel. On me rétorquera que beaucoup d’auteurs pondent leurs créations aux « heures perdues » — ce que Pascal Rogard sous-entend quand il dit qu’écrire ne coûte rien — mais quoi ? Ne laissent-ils pas de côté leur vie sociale, leurs loisirs ? Ne passent-ils pas à côté de cette douce quiétude de l’après-travail à laquelle tant d’autres ont droit ?
Même écrire, qui ne requiert pas beaucoup de matériel (pas besoin de pinceaux, de toiles, d’instruments) impose d’investir. À chaque livre se pose la question de son financement. Les revenus que la plupart des auteurs tirent de leurs œuvres écrites sont négligeables. Dois-je prendre l’exemple d’un romancier qui vend 500 exemplaires d’un livre à 20 € ? Il en tirera au mieux 1.000 €. Pour des semaines ou des mois d’écriture.
J’ai le bonheur d’avoir vendu plus de cinq mille exemplaires de deux de mes trois essais publiés. C’est rarissime en Belgique et même rare en France. Et malgré ce relatif succès, tout nouveau commencement artistique pose la question de sa faisabilité financière, Pascal Rogard.
Oui : financière.
Bien sûr, celui qui a vendu 100.000 exemplaires d’un bouquin peut se permettre de prendre des risques. Il peut espérer que le suivant se vendra relativement bien. C’est probablement de ce chanceux que le directeur général nous parle. Celui qui n’a pas besoin de travailler pour vivre et dont le travail semble ne rien coûter. Visiblement, Pascal Rogard n’a pas rencontré les autres…
La plupart des auteurs s’autofinancent et doivent négliger d’autres activités rémunératrices.
Car hormis ces cas exceptionnels, la plupart des auteurs s’autofinancent. Ils savent que s’ils travaillent sérieusement, ils doivent négliger d’autres activités rémunératrices, et donc accepter une perte financière sèche. Écrire un livre ne coûte pas « rien » dès lors que cela provoque un manque à gagner qui peut s’avérer colossal, sans garantie de résultat, ni même de publication. Une activité scripturale un tant soit peu engagée monopolise l’énergie de l’auteur. Il ne peut le faire sans négliger une autre façon de gagner son beurre, plus sûre.
Pour écrire Les Secrets de Bart De Wever, pour lequel j’avais un contrat avant de commencer — ce qui est rare —, j’ai passé un mois et demi à ne faire que ça, à ne rêver que de ça, à ne pas pouvoir faire quoi que ce soit d’autre. Et j’avais deux ans de recherches derrière moi, et pas uniquement à mes heures perdues.
Ce livre, c’est un mois et demi à ne pas chercher de clients, à ne pas chercher de travail, à ne rien gagner. Puis, deux semaines de relecture(s). Deux dizaines d’interviews. Des conférences. Des signatures. La présence requise à la Foire du Livre…
Pour le roman que j’ai terminé il y a six mois, j’ai passé des mois à rechercher de la documentation et à l’étudier. J’ai acheté des dizaines de livres (scoop : ça ne coûte pas rien !). Consommé des mégawatts d’électricité. Usé deux ordinateurs et un nombre invraisemblable de cartouches d’encre, de claviers et de souris. Et quand il fut enfin terminé après sept versions et plusieurs milliers de pages (dont il ne reste que les 200 nécessaires), outre le coût de quelques déplacements à Paris pour en parler à des éditeurs, j’ai envoyé une dizaine de manuscrits (17 € de copie et autant de frais d’envoi à l’unité, soit près de 400 €).
Je n’ai donc pas encore de maison d’édition. Je continue à chercher. On m’a dit que le livre était excellent. Mais avant de trouver son public, il doit encore trouver son éditeur. Non seulement écrire coûte cher, mais la seule recherche d’un éditeur coûte aussi. Et dans beaucoup de cas, ça ne rapporte rien à la fin.
J’ai un roman en tête, tout écrit. Mais il va me coûter trop cher. Je le reporte sine die.
Je ne commencerai donc pas cet autre roman qui est déjà tout construit dans ma tête avant un bon moment. Parce que j’ai besoin de me rendre dans des endroits précis, à l’étranger, pour planter correctement le décor, et interviewer quelques personnes. Un investissement de quelque 7.000 euros qu’aucun éditeur ne m’avancera.
Mais Pascal Rogard dit qu’il ne faut pas d’argent pour écrire.
J’ai aussi reculé de six mois une commande ferme pour pouvoir terminer mon nouvel opus qui arrive dans les librairies dans une dizaine de jours. J’ai dû puiser sur mes réserves pour pouvoir assurer. Ces réserves qui devaient nous préserver, moi et ma famille, en cas de coup dur, sont parties en fumée. Et cela, uniquement parce que j’écris. Tous les auteurs « connus mais pas célèbres » vous le diront : écrire des livres est un choix difficile financièrement parlant.
Mais le directeur de la SACD promeut le fait qu’il n’y a pas besoin d’argent pour écrire.
Cher monsieur Rogard, le coût d’une œuvre, qu’il s’agisse d’écriture, de production théâtrale ou audiovisuelle est à rapporter aux moyens de celui ou de celle qui l’écrit, la compose, la réalise ou la produit. Le coût de six mois d’absence du marché du travail non artistique pour un auteur peut être pour lui une charge bien plus importante que l’argent que l’éditeur investira dans son œuvre. Surtout si c’est l’auteur qui assume l’essentiel de sa promotion, comme c’est souvent le cas. Les millions d’euros d’une production cinématographique doivent, eux, être rapportés aux milliards disponibles, ne fut-ce que par les mesures de Tax Shelter lancées par certains États. Bien sûr, il faut de l’argent pour produire. Mais de l’argent, il y en a.
Il en va de même pour l’éditeur. Celui-ci investit dans plusieurs œuvres simultanément, répartissant les risques (de vrais risques : éditer reste un choix courageux). Mais l’auteur ne peut répartir les risques. Il est seul. Et bien sûr, éditer, ça coûte. Mais aucune maison d’édition vieille de plus de — mettons — cinq ou six ans ne peut nier que ça rapporte, au final, toutes œuvres confondues, plus que ce que ça ne coûte.
La maison d’édition qui dépense trop ferme ses portes. L’auteur qui se consacre trop à son œuvre peut tout perdre. À vie.
Car l’éditeur qui dépense plus qu’il ne gagne ferme ses portes. L’auteur qui (s’)investit plus qu’il ne gagne est confronté, avant chaque nouvelle aventure littéraire, picturale, musicale, au même dilemme : j’arrête ou je continue ? Quelquefois, sa faillite personnelle lui interdit même ce choix.
L’éditeur transmet au public des choses merveilleuses. Il est aujourd’hui encore, avec le distributeur et le libraire, l’un des maillons d’une chaîne qui lie l’auteur au lecteur, le compositeur à l’auditeur, le peintre et l’artiste dramatique au spectateur. Mais le prix faustien de la transformation de l’idée en œuvre, lui, n’est payé que par l’auteur.
C’est lui qui pleure sur ses pages. Lui qui ne dort plus. Lui qui hurle la nuit, parce qu’il a malaxé des sentiments trop forts pour lui, navigué à la limite de l’épouvante, exploré les territoires les plus effrayants de sa propre folie, repeint le monde avec son sang. Ce sang d’encre qu’il se fait jusqu’au jour où son bébé sort, et encore longtemps après. Même faire rire coûte cher. Et ça, ce n’est que le coût humain de la chose. Après, il y a le besoin de se vêtir, de se loger, de se nourrir.
Céline disait que pour écrire, il faut mettre sa peau sur la table. Et il précisait « sinon, on n’obtient rien ». Ce prix-là, Pascal Rogard ne semble même pas l’imaginer. Celui de l’absence de revenus, n’en parlons même pas. Or, les deux se combinent. Il faut de l’argent pour écrire. Et beaucoup plus que ça.
Arc-boûté sur le droit d’auteur qui ne nourrit finalement que quelques-uns, Rogard a oublié (ou n’a jamais su) ce qu’écrire, peindre, composer, réaliser signifiait au quotidien. C’est tragique.
S,A,C et D sont les initiales de Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques. Pour décrire la conception que son directeur a de ses membres, toutefois, on retiendra uniquement le dernier mot : dramatique !
(1) J’ai légèrement adapté le texte suite à une remarque du délégué général de la SACD pour la Belgique, qui m’a fait remarquer publiquement que les droits radio étaient payés dans les 3 mois, ce qui m’a fait remplacer « presque viable » par « souvent viable ». J’évoquais ici les droits télé qui mettent plus d’un an à être versés (mais on peut obtenir un à valoir de 70% maxi). Comme indiqué dans l’article, la SACD elle-même n’y est pour rien.
Par ailleurs, j’ai bien précisé que le personnel n’était nullement en cause, je ne l’ai jamais mis en cause, l’article ne visait que le directeur général qui représente l’organisation mais en aucun cas ceux qui travaillent au jour le jour pour les auteurs, font ça très bien et les comprennent mieux que leur patron. Sur Twitter, celui-ci n’a toujours pas admis qu’il n’avait pas à insinuer qu’il ne fallait pas d’argent pour écrire un livre, prétendant qu’il n’avait fait que se battre contre la censure. Mais voilà, il a bien dit cette phrase, et ne l’a pas contredite ensuite, ne s’est pas excusé, n’a pas reconnu qu’elle posait problème.
Réponse de la SACD (Bruxelles)
Hormis quelques piques sur Twitter, Pascal Rogard n’a donc répondu à cet article que de façon insatisfaisante à mon goût. En revanche, Frédéric Young, délégué général de la SACD Belgique, a publié un commentaire de blog dont je prends quelques extraits que je considère comme un droit de réponse :
« […] Pour la SACD, écrire coûte et coûte aux auteurs principalement, tant les rémunérations versées par les producteurs et les éditeurs sont insuffisantes. La « gratuité » est toujours payée par quelqu’un. Cette situation, que nous voulons voir changée, est au coeur de nos actions professionnelles et politiques (cf. tous les exemples donnés [en commentaire ci-dessous])
Le reste relève d’une formulation sortie de son contexte (un débat sur les risques de censure dans le domaine culturel, notamment du fait du contrôle de l’extrême droite sur les canaux de financement public) et qui ne signifiait nullement ce qu’Actualitté a prétendu.
Que Pascal et toi aimiez tous deux une certaine dose de débat vif (polémique ?), … son blog comme le tien en attestent certainement. Cela fait partie de la vivacité du Web.
Je ne suis évidemment pas d’accord sur le fait qu’une phrase ne peut être sortie d’un débat, le contexte ne permettant pas à mon avis d’affirmer qu’une autre phrase l’ait annulée, d’autant qu’hélas, Pascal Rogard n’ait à aucun moment retiré ses propos. J’estime que le rôle d’un directeur général d’une société d’auteurs est aussi de défendre la réalité du coût de la création, comme je l’ai expliqué dans le premier paragraphe. Et ce n’est pas parce qu’un débat porte sur un autre sujet (la censure en l’occurrence) qu’une phrase évoquant le prix de la création ne peut être remarquée. En revanche, j’apprécie bien sûr hautement la précision de Frédéric Young qui pour moi clôt la question, du moins au niveau belge. Dommage que Pascal Rogard n’ait pas eu cette simplicité et cette réactivité.
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28 Comments
Georges-Pierre Tonnelier
septembre 20, 19:06alain SApanhine
septembre 20, 19:28guypimi
septembre 20, 20:01Jean-Pierre L. Collignon
septembre 20, 20:36Marcel Sel
septembre 20, 22:22Rivière
septembre 20, 21:11Mateusz
septembre 21, 06:15Burton Roger
septembre 21, 07:45Marcel Sel
septembre 21, 11:08Eridan
septembre 21, 09:06Marcel Sel
septembre 21, 11:11Salade
septembre 21, 12:20Eridan
septembre 21, 19:35Suske
septembre 21, 09:31Arnaud de la Croix
septembre 21, 10:51Marcel Sel
septembre 21, 11:12Burton Roger
septembre 21, 12:07Marcel Sel
septembre 21, 16:01uit 't zuiltje
septembre 21, 12:41Mélanippe
septembre 21, 13:00u'tz
septembre 22, 00:13Mélanippe
septembre 21, 13:06frederic young
septembre 21, 18:33Marcel Sel
septembre 22, 00:10frederic young
septembre 22, 15:41Marcel Sel
septembre 22, 18:40lievenm
septembre 21, 22:32Capucine
octobre 07, 19:20