Chodievgate : d’Artagnan perquisitionné. Armand déstabilisé. Reynders visé.
Je vous ai déjà parlé en long (à mon habitude) de l’affaire Chodiev. Nouveau rebondissement aujourd’hui : le Sénat français retire son immunité parlementaire au sénateur Aymeri de Montesquiou-Fezensac d’Artagnan, ce qui a mené à de rapides perquisitions à son domicile, à sa mairie, à son bureau. La nouveauté, c’est qu’un parlement français à donné foi aux soupçons des juges d’instruction qui travaillent sur le Kazakhgate. Or, ces soupçons comprennent un volet belge et, selon Libération, « les juges cherchent à vérifier si [l’argent versé par Chodiev à l’avocate Catherine Degoul] a servi à corrompre des politiques belges et à récompenser l’entourage de Sarkozy ».
Selon les enquêteurs, l’avocate Catherine Degoul aurait reçu 3 millions d’euros du milliardaire ouzbéko-belge Patokh Chodiev, dont quelque 735.000 auraient été virés à Armand De Decker, alors sénateur, vice-président du Sénat et bourgmestre d’Uccle. L’intéressé dément, mais l’info provient de Tracfin (service de renseignements du ministère des Finances français « luttant contre les circuits financiers clandestins, le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme »). Et le chiffre d’affaires 2011-2012 de la société qu’il a créée en septembre 2011, affiche 500.000 euros de plus que l’année suivante. Bref, s’il est toujours présumé innocent, et même pas inquiété par la justice, certaines questions méritent mieux que des réponses du style « ce n’était pas cette somme-là, c’était moins ».
Mais l’action des juges français donne aussi foi à un autre document, celui par lequel tout a commencé. Il s’agit d’une note envoyée par l’ex-préfet Jean-François Étienne des Rosaies au ministre de l’Intérieur de l’époque, Claude Guéant, qui lui avait confié la mission de sortir Patokh Chodiev des griffes de la justice belge pour finaliser un contrat de 2 milliards avec le Kazakhstan, principalement par la fourniture d’hélicoptères Eurocopter. À l’époque, Armand De Decker avait descendu le document en flammes, insistant sur le fait qu’il était soit faux, soit mensonger. Or, les informations obtenues jusqu’ici par la justice française valident au moins plusieurs détails de la note, comme la participation de Catherine Degoul en tant qu’avocate principale, celle d’avocats belges, et la collaboration — qu’Étienne des Rosaies juge fructueuse — d’Armand De Decker.
Jusqu’ici, la presse belge s’est surtout intéressée à ce dernier. Mais aujourd’hui que la note prend des proportions moins hypothétiques, une phrase du document incrimine également trois ministres de l’époque : « J’ai obtenu le soutien déterminant de mon cousin germain Armand De Decker qui nous a apporté “l’adhésion” des Ministres de la Justice, Finances et Affaires étrangères [belges]. » Jusqu’ici, cette phrase a toujours été présentée comme une vantardise, mais l’ex-préfet, coordinateur de l’affaire Chodiev, aurait-il menti sciemment dans une lettre au ministre Guéant où, quelques lignes plus loin, il lui propose de « nous recevoir mardi ou mercredi avec le ministre d’État Armand De Decker », un rendez-vous dont on ne sait pas s’il a eu lieu, mais au cours duquel le ministre français aurait eu tout le loisir de vérifier les dires de son « coordinateur » ?
Les ministres belges qu’Étienne des Rosaies implique par son courrier sont Stefaan De Clerck, CD&V (Justice), Didier Reynders, MR (Finances) et Steven Vanackere, CD&V (Affaires étrangères). Il y a d’autres indications qui rendent la version française crédible. Tout d’abord, pour se défendre, Armand De Decker a commencé par brandir le fait qu’il n’avait été présent à aucune des commissions sénatoriales qui avaient débattu de la « loi Chodiev ». Ce qui ressemble à un écran de fumée : ce n’est certainement pas en commission qu’il aurait pu influencer ses confrères et consœurs parlementaires : la loi étant présentée par la majorité, elle était quasi votée quand elle y est arrivée.
C’est donc bien au niveau ministériel que son influence aurait pu jouer : il fallait se mettre dans la poche un vice-premier ministre MR (ce qui était le plus simple pour De Decker), sarkozyste déclaré, par exemple. Ça pourrait être Didier Reynders. Cette hypothèse (car c’en est une jusqu’à preuve du contraire) est elle aussi crédible : en janvier 2013, la députée Open VLD Carina Van Cauter — une des partisanes déclarées de la transaction pénale étendue aux délits passibles de prison (faux et usage de faux, notamment) explique au Standaard : « Quelqu’un du cabinet […] du ministre des Finances, Didier Reynders (MR) est venu me voir alors que je siégeais à la commission Abus Sexuels dans l’Église. Il savait que j’avais introduit un projet de loi sur la transaction pénale. Il a demandé si j’étais d’accord d’introduire la proposition de loi dans un projet de [loi-programme] qui était discuté à ce moment-là à la commission finances. Et je n’y ai pas vu de problème. Pourquoi ne l’aurais-je pas fait ? Tant que ça faisait avancer les choses ? »
Chose curieuse, lorsque la loi-programme arrive à la Chambre, ce n’est pas en commission justice que l’amendement est discuté, mais en commission finances – le ministère de Didier Reynders. De plus, les députés sont à l’époque persuadés que c’est l’Open VLD qui veut faire passer la loi rapidement, pour protéger des diamantaires anversois. Ce n’est qu’un an plus tard, quand la lettre d’Étienne des Rosaies parut dans le Canard Énchaîné qu’on se rendit compte que cette mesure tombait à pic pour Patokh Chodiev ! Si le cas Chodiev ne posait pas de problèmes, pourquoi l’avoir tenu si secret à l’époque ?
Stefaan De Clerck, ministre de la Justice a-t-il lui aussi « poussé » pour que la loi avance vite ? C’est aussi plausible. Car lorsque l’amendement parvint en commission au Sénat — cette fois en commission justice — même la présidente Christine Defraigne, pourtant MR, a sursauté : un tel amendement permettrait à des hommes ayant battu leur femme de se retrouver blanchis moyennant finances. Et ça allait très loin : pas de casier judiciaire, pas de mesure d’éloignement, et pas de possibilité d’appel pour les femmes battues. À cela, la représentante du ministre aurait, d’après un témoin présent, répondu qu’elle avait vu tant de femmes se plaindre d’être battues pour retourner ensuite chez leur tortionnaire ! Ah, oui, évidemment, vu comme ça…
Le pire, c’est qu’une loi correctrice était déjà en cours de rédaction. Mais malgré les rebuffades de plusieurs députés (en fait, de toute l’opposition), il ne fut pas question de laisser l’amendement en suspens pour le fondre à la loi correctrice et éviter que, des semaines durant, des personnes passibles de correctionnelle puissent se blanchir légalement, garder un casier vierge, le tout sans même qu’un juge puisse s’y opposer ! Car oui, l’amendement était aussi laxiste que ça ! Autant dire que la loi qu’on a votée à la va-vite était en fait désastreuse, et que tout le monde le savait, majorité en tête. Alors, pourquoi tant d’insistance à la faire passer d’urgence ? Ça aussi, ça apporte de l’eau au moulin d’une mesure votée subito presto pour satisfaire Patokh Chodiev et le président français Nicolas Sarkozy.
Christine Defraigne s’est récemment rappelé le trajet « bizarroïde » de la loi dans Le Vif. Une impression que confirment d’autres sénateurs et députés — surtout de l’opposition. Au final, en juin, Patokh Chodiev et ses deux associés se « blanchissent » dans l’affaire du Kazakhgate (entre 50 et 150 millions d’euros de commission occulte) qui aura, quelques années plus tôt, eu raison du joyau belge du bâtiment et de l’électricité, Tractebel. Et cela, pour la modique somme de 23 millions d’euros. Armand De Decker se défend encore en expliquant que l’affaire risquait, sinon, d’être prescrite. Mais si c’est le cas, pourquoi payer 23 millions alors qu’on peut évoquer une prescription, qui ne coûte rien ? Pour éviter tout risque ? Il faudra bien l’admettre, faute d’une enquête sérieuse, à charge et à décharge.
Au final, le 27 juin 2011, soit à peine quelques jours après la résolution de l’affaire au bénéfice de l’oligarque belgo-ouzbek et de ses comparses, le contrat Eurocopter était signé entre la France et le Kazakhstan.
En France, la lettre de l’ex-préfet Étienne des Rosaies a eu pour effet d’entraîner une information judiciaire, des devoirs d’enquête, des inculpations et désormais la perte d’immunité parlementaire d’un sénateur. La presse a ouvertement cité Nicolas Sarkozy et Claude Guéant. En Belgique, la même missive n’a eu pour effet que quelques interviews dans lesquelles Armand De Decker s’est plutôt mal défendu (voir mes articles précédents) et à aucun moment, la moindre question n’a été posée aux autres personnes citées dans la lettre du « facilitateur ». Or, rien jusqu’ici ne permet de contredire fondamentalement la théorie présentée par le sieur Étienne des Rosaies à son ministre, ni les constatations des enquêteurs français. Hormis les déclarations unilatérales d’un ancien sénateur libéral, qui n’est peut-être qu’un maillon d’une chaîne qui mène encore plus haut.
Une hauteur qu’on préfère apparemment ne pas évoquer trop ouvertement dans la presse de ce pays.
Pour rappel, une enquête judiciaire ne sert pas nécessairement à conduire des mandataires publics devant la justice. Elle peut aussi servir à les blanchir quand de lourds soupçons pèsent sur eux. Et surtout, à permettre à la population, à l’électorat, d’en avoir le cœur net. Quand près de 70 % des Belges n’ont plus confiance dans leurs politiciens, ne pas le faire ne relève plus seulement de la négligence, mais du jeu dangereux.
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Gérard
mars 18, 16:34Tournaisien
mars 18, 17:33Marcel Sel
mars 18, 22:12Cramique
mars 19, 01:23Tournaisien
mars 19, 10:03Pfff
mars 18, 18:36Pfff
mars 18, 18:50uit 't zuiltje
mars 18, 22:53Pfff
mars 18, 19:04Yves R.
mars 19, 11:55Marcel Sel
mars 20, 20:12Pfff
mars 20, 23:44Tournaisien
mars 18, 20:14Salade
mars 18, 20:21uit 't zuiltje
mars 18, 22:33moinsqueparfait'
mars 19, 01:44Salade
mars 19, 11:39uit 't zuiltje
mars 20, 22:18Moinsqueparfait'
mars 19, 15:04Tournaisien
mars 19, 18:40Lachmoneky
juin 09, 19:31wallimero
mars 19, 20:59Marcel Sel
mars 20, 20:19uit 't zuiltje
mars 20, 22:26Capucine
mars 21, 17:45