La frite au patrimoine de l’UNESCO ou la coluchisation des Belges.
N’avons-nous rien de plus important à faire ? Sommes-nous à ce point petits que nous n’identifions plus la Belgique qu’à ce bâtonnet frit qu’on accompagne de mayonnaise ? Dans quelle sauce pataugeons-nous ? Samurai ou Andalouse ? Haha ! Vous savez quoi ? On n’a même pas été fichus de créer une sauce « belge » pour nos French fries si tellement de chez nous !
Mais, oyez, oyez, les communautés françaises et germanophones de Belgique ont décidé de s’unir à la communauté flamande pour faire inscrire la frite au patrimoine immatériel et culturel de l’Humanité à l’UNESCO. Rien que ça ! Ou plutôt : tout ça !
La frite relève d’un seul patrimoine immatériel, celui de l’Obésité.
Bien sûr, la frite avec de la mayonnaise dans un cornet est un des innombrables éléments de la « belgitude ». Mais qu’on arrête, bon sang, de nous faire croire que c’est ça, notre gastronomie ! Qu’on s’empêche, par pitié, de faire les zouaves avec le monde pour témoin en proposant ce bâtonnet de tubercule huileux au patrimoine culturel d’une institution planétaire. Je sais, le Belge doit impérativement se moquer de tout, sinon, c’est un faux belge, un pisse-vinaigre, un empêcheur de zwanzer en rond. Ce salaud-là, qui oserait critiquer l’universalité de la belgicité fritière, nuit à notre potentiel de sympathie à l’étranger. Un Belge qui se respecte n’a pas le droit de se prendre au sérieux. C’est un crime de lèse-belgitude.
Le Belge ne se prend pas au sérieux. Haha ! En gâ gelûft da !
Y’a qu’à voir le cinéma qu’on fait à chaque victoire des diables, et les larmes, aux défaites. Y’a qu’à voir les insultes que je me suis prises quand j’ai osé écrire sur Twitter que je n’en avais rien à f… de l’équipe nationale. Le Belge ne se prend pas au sérieux ? Y’a qu’à voir le tintamarre qu’on fait chaque fois qu’un gars ou une fille du pays prend des gallons à l’étranger. Alors que c’est là le signe que nous ne sommes pas capables de valoriser nos talents ici même ! Parce qu’au moment où nos édiles cassent la culture, vandalisent notre vrai patrimoine, crachent à qui mieux mieux sur les plus prometteurs de nos artistes, ils ne trouvent rien de mieux que de promouvoir, à la place, la sempiternelle frite !
Quel manque d’imagination ! Quelle démonstration que le Belge se prend à ce point au sérieux qu’il ne parvient plus à rire de lui-même, il rit d’un légume à la place.
Oh, c’est vrai, on a ri aux « blagues belges » de Coluche — même si ce n’était pas de si bonne grâce que ça. On a aussi souri systématiquement à la première « blague belge » qu’un Français nous racontait spontanément juste après qu’il eut repéré notre nationalité. Comment rendre un Belge fou ? Mettez-le dans une pièce ronde et dites-lui qu’il y a une frite dans un coin. Haha ! On a hoché la tête à la dixième. Que met-on dans le biberon des enfants belges ? Des frites ! Hoho ! On a crié « au secours » à la centième. Pourquoi les Belges longent les murs ? Parce que les murs s’effritent. Huhu ! Et on a hurlé qu’on était de Luxembourg à la suivante.
La blague sur la frite était si facile à dégainer qu’on a fini par s’en accommoder au point de se l’approprier. Voilà, nous sommes des frites. Un peu comme si les Français mettaient le béret et la baguette au patrimoine immatériel de l’Humanité. Ou les Bretons, le chapeau rond. Ou les Turcs, le loukoum.
Et ça marche. La frite fut brandie comme le symbole du fait que nous serions antisymboles. Prouvant que même notre sérieux n’est pas sérieux. C’est la démonstration surréaliste de notre incorrigible surréalisme, atavique si pas génétique !
Autant de misérables constructions qui occultent ce que nous avons dans le ventre — non, pas seulement une brique.
La frite nous a permis d’ânonner que le Belge n’était pas chauvin, pas nationaliste, même pas patriote, que ça a toujours été comme ça. Et on a fermé les yeux quand un Belge d’antan a envoyé une balle dans une enveloppe à un flamingant qui avait osé baisser le drapeau de notre nation si peu nationale dans sa commune ! C’était, voyez-vous, une exception ! Ben tiens ! Les journalistes étrangers à qui on prie de ne pas trop critiquer la Belgique sont sûrement une exception aussi…
Et on s’époumone « il est belge, hein ! » quand le moindre artiste plus ou moins de chez nous est catalogué français par un Frouze. Ah ! Qu’il a bien compris qui nous sommes, ce petit réalisateur français du Nord qui a concentré en un Poelvoorde la réalité que nous essayons de cacher sous d’épaisses couches de sympathie, de gentillesse, de soi-disant bonhomie ! Le Belge s’identifie par l’absurde : il n’est pas français (ouf !) ni hollandais (re-ouf!). Faute d’avoir osé, en plus de 180 ans d’existence, cherché à se définir lui-même. Il suffisait pourtant de récolter nos indices. Ils traînent sur nos sols comme les coquilles de moules sur la plage de Knokke-le-Zoute !
Mais même les signes de notre génie local, on préfère les chercher à l’étranger. Ainsi, juste après s’être pris la blague belge qui nous a presque fait rire sincèrement, on s’empresse d’énumérer, à l’audacieux franchouillard qui nous l’a servie, l’étourdissante liste de nos talents devenus internationaux grâce à un passage à Pêris. Dans les années 80, on lui récitait alors notre chapelet belgicain. Brel, Annie Cordy, Adamo, Lio, même Sœur Sourire, et quand on y pensait, on ajoutait Magritte… sans oublier aussi quelques intrus, qui avaient « nos » origines ou qui ont passé une semaine ou deux dans une de nos villes. Après avoir cité Johnny Hallyday, on osait un Raymond Devos, pourtant français, mais né à Mouscron, en Belgique ! J’ai même entendu un Belge affirmer que Brassens était très lié à Tournai parce que son ami André Tillieux y était né !
Et puis, pour bien enfoncer le clou, on rappelait que les grands auteurs français étaient venus se réfugier en Belgique, au XIXe, quand la France n’en voulait plus. Ah, ça en jetait. On balançait Hugo, Verlaine, Rimbaud, Baudelaire ! Et on taisait précautionneusement qu’ils avaient plus souvent haï la ville et notre « petit esprit » qu’apprécié la liberté, réelle, dans cette Belgique déjà moderne.
Aujourd’hui encore, bien des Belges vous referont la liste actualisée, chers Parisiens (pour un Belge, tout Français est forcément parisien), enrichie par Cécile de France, Benoît Poelvoorde, François Damiens, Philippe Geluck, Stéphane De Groodt, et les derniers arrivés qui vous font découvrir la radio à la Belge, Charline Vanhoenacker et Alex Vizorek. Vous remarquerez que tous ces talents ne sont pas arrivés en France parce qu’ils mangeaient des frites au quotidien, ni parce qu’ils parlaient de frites, encore moins parce qu’ils sont nés dans un cornet. Mais parce qu’ils rafraîchissaient un paysage audiovisuel ankylosé, avec leur ton direct et leur humour qui, pour un Français, fait très décalé. C’est peut-être parce que leur (mauvais) esprit a quelque chose de flamand ! Et puis, leur attitude change du grandiloquent local : tous ces Belges ont en commun d’être parfaitement décomplexés. C’est peut-être parce qu’en Belgique, même les plus grands artistes grandissent avec l’idée qu’ils ne seront jamais vraiment si grands que ça. On se dit que ça n’est pas possible. Qu’il y aura toujours quelque chose qui nous ramènera à notre petit terroir, nos petites disputes, notre petit pays, ce petit esprit qui tente toujours de nous rattraper, cet esprit de province qui nous assomme, et qui nous forme. Chez ces gens-là, monsieur, on ne pense pas.
Alors, on danse.
Chez tous les artistes Belges qui réussissent ailleurs (contrairement aux businessmen), il y a une sorte de désarroi qu’on ne s’explique pas, une fragilité attendrissante. Ils se permettent de faire des fautes, figurez-vous. Et on les leur pardonne parce qu’ils étonnent. Parce qu’ils détonnent. Parce qu’ils ont l’air de s’en foutre. Parce même leur grosse tête — quand ils l’ont, et c’est rare — ne fait pas tout à fait sérieux. Parce que quoi qu’ils fassent, il y a toujours ce cordon ombilical qui les ramène à une petite rue, une petite famille, un petit coin de Flandre, de Wallonie ou de Bruxelles, un petit pays, un bel esprit.
Et puis, quand on a fini d’énoncer sa glorieuse liste au Parisien, qu’on est épuisé de s’extasier de nos talents si nombreux, on ajoute pour finir : « mais nous, on n’est pas chauvins, c’est ce qui nous différencie de vous » ! Et pan !
Cette négation de son propre chauvinisme, bien réel pourtant, et très répétitif — on n’a que peu de stars connues à l’étranger, du coup, on connaît la liste par cœur —, n’est-ce pas le pire de tous les chauvinismes ? Celui qui se minimise, prétendant faire mieux que l’autre ? Amis français, voyez-vous, nous les Belges, on a un truc que vous n’avez pas : on n’est pas du tout, mais alors, vraiment pas du tout chauvins ! Alors que vous, hein ! Ohlala !
Le pire, c’est que ça s’est aggravé depuis qu’une crise terminale s’est profilée, en 2010. Tout à coup, les Diables rouges sont devenus des symboles de notre talent, de notre unité. Et la frite est revenue à la charge. C’est le même mot ou à peu près dans les trois langues nationales. C’est bien la preuve que c’est un symbole fort, hein ! Et mettons le roi par-dessus tout ça, et hop, on obtient quoi ? La fameuse phrase d’Yves Leterme, en substance : « la Belgique n’est pas une valeur en soi, c’est le roi, le foot, la frite ». Ah, non, zut, il a dit « la bière ». Mais il aurait tout aussi bien pu dire « la frite ».
Depuis quelques décennies, les élites belges se sont donc acharnées à réduire la belgitude à des choses très basiques. La frite, la bière, le surréalisme, la bonhomie (y’a qu’à voir les manifs de dockers, comme elles sont bonhommes)… Et l’on est passé à côté de l’essentiel. On en est même venus à mépriser ce qui fait réellement la richesse de ce pays. Les langues et les dialectes, par exemple. On s’en moque. Pendant qu’à l’UNESCO, on avertit que notre patrimoine linguistique local est en train de disparaître. Le ouest-flamand, le picard, le limbourgeois, le gaumais, le brusseleir.
Il y a nos grandes luttes, les ouvrières au Sud, l’émancipation linguistique au Nord. Et le fait que, depuis 2007, on n’a pas seulement guerroyé, on a aussi commencé à comprendre les luttes passées de l’autre communauté. Vous savez, ces gens si bizarres, si différents de nous avec leur langue autre, qui roulent pourtant dans les mêmes voitures, qui ont les mêmes fauteuils, les mêmes banques, les mêmes supermarchés, les mêmes produits préférés et la même brique dans le ventre !
La frite nous a apparemment même fait oublier qu’en Belgique, il y a un incroyable patrimoine gastronomique, où chaque ville, presque chaque bourg, a sa spécialité. Waterzooi gantois, coucou de Malines, sole à l’ostendaise, boulets liégeois, couque de Dinant, chou de Bruxelles. Noem maar op. Vous trouverez des dizaines de spécialités culinaires qui, savamment revisitées, font les belles heures de nos restaurants étoilés et qu’on ne connaît nulle part ailleurs. Stoemp, anguille au vert, chicons de toutes sortes, américain avec ou sans pistolet, tartine au fromage blanc, gaufres au Nord, à l’Est, au Sud, tarte al djote, au sucre, couques au beurre, ballekes à la marolienne, croquettes aux crevettes, et les innombrables façons bien de chez nous d’accommoder les moules !
Et la bière d’abbaye, unique au monde, qui méritait bien une reconnaissance de l’UNESCO (demandée en avril, mais pour l’ensemble des bières belges — du coup ce n’est pas gagné) mérite à elle seule une bibliothèque.
Mais laissons ça, on a surtout la frite, répond le monsieur du ministère.
Pourtant, au-delà de la gastronomie, peu de pays peuvent se vanter d’avoir une culture aussi riche, variée, contrastée que la « nôtre ». De terroir en terroir, on va d’une découverte à l’autre. Du pays le plus plat avec ses beffrois carillonnés aux hauteurs des Fagnes et ses maisons de pierre grise, notre territoire est plus que bigarré. À Alost, on parle une langue que personne ne comprend ailleurs. À Bruxelles, on en parle 150 et les gens se comprennent. Fabuleux contrastes. Incroyable trésor : même nos différences, plus exacerbées qu’ailleurs, finissent par nous réunir. Même nos querelles linguistiques, commencées dès le premier siècle avant Jésus-Christ, et pas près de se terminer, méritent plus que la frite de figurer au patrimoine immatériel de l’humanité !
Mais surtout, on est en train de commettre une énorme bourde. Car en promouvant la frite, on passe à deux millimètres d’un folklore unique qui, lui, mérite bien d’être mis en valeur. C’est celui de la baraque à frite. Le fritkot. Ce lieu où, sur certaines places encore, on se retrouve pour parler au fritman ou à la frietvrouw. Comme dans ce documentaire sublime de simplicité, Fritkot, qui nous montre la vie de tout un quartier à travers une dame friteuse qui tchatche à bâtons rompus, sans pudeur et sans reproche. Qui ziever, qui zwanze, qui babbel (trois mots de mon quartier, à traduire en français, néerlandais, wallon, flamand, gaumais, platdeutsch).
S’il y a du belge quelque part à proximité de la patate, c’est bien là. Mais pas dans la frite elle-même, cette invention française ! Pas dans sa mayo, invention baléare ! La frite-mayo, c’est tout ce qu’on a trouvé pour faire « le Belge » ? C’est vraiment tout ce qu’on a pour faire parler de « nous » ? Pitié ! Quand les Américains découvriront que les Belges veulent mettre les French Fries à leur patrimoine, ils seront écroulés de rire !
Laissons donc la frite aux dimanches pluvieux. N’assimilons pas ce légume si souvent mal cuit à de la gastronomie. Pour vous dire, il est parfois meilleur dans les Mac Do que dans certaines friteries ! Mais ça, on s’en fout. Parce que la baraque à frite, que nous partageons avec le Nord de la France et le Sud des Pays-Bas, on n’y va pas pour le goût, c’est l’antigastronomie par excellence : on y vient aux heures perdues pour se faire une crasse, avec des sauces bien gluantes, avec des voisins qui eux aussi s’en mettent plein les joues, alors, on en a plein les mains et pour pas cher encore.
Aujourd’hui, on fait des hit-parades des friteries. Ce besoin d’avoir un meilleur, un top, un summum me perturbe ! Parce que, franchement, le meilleur fritkot n’est pas celui où la frite est trop bonne. C’est juste celui d’en bas de la rue. Celui où on parle. Celui où on rencontre les gens qu’on voit trop peu. Celui où on se réchauffe. Celui où, enfant, on a pleuré, un jour, et où le frituriste nous a dit « allez, je te mets double mayonnaise, petit, tu vas voir, ça va te consoler ».
C’est cette baraque qui se trouvait près de la gare du Midi dans les années septante, et où on allait à trois heures du mat, un peu pétés, juste pour regarder le frituriste saler le cornet, puis lancer toutes les frites en-dehors, aucune ne retombait à côté. Le sel s’était mélangé de ce seul geste, qu’on était venus admirer entre deux boîtes de nuit. Une parenthèse. Un moment de joie.
Il est là, notre patrimoine humain. Dans cette simplicité. Dans cette absence totale de sophistication. Une chose qui n’a pas besoin d’UNESCO. Ni de grande déclaration. Dans nos fritkots, on pourrait tout aussi bien vendre des Churros, ou des crêpes, ou des briwats. Ça serait exactement pareil. Un morceau de notre intimité. Des moments qu’on garde au cœur. Un truc qu’on fait de temps en temps, parce qu’on a faim et que c’est pas cher, qu’il fait froid dehors et qu’un peu de chaleur, c’est pas de refus. Là-dessus, je vous laisse. Je vais finir mes asperges à la flamande.
40 Comments
Rudy Deblieck
décembre 01, 21:05Marcel Sel
décembre 02, 11:24Manu Kodeck (@kodeckmanu)
décembre 01, 21:061348LLN
décembre 01, 21:19salade
décembre 01, 21:41Tournaisien
décembre 01, 22:11moinsqueparfait'
décembre 01, 22:21lievenm
décembre 02, 00:37wallimero
décembre 02, 00:42Marcel Sel
décembre 02, 11:23MUC
décembre 02, 21:17Marcel Sel
décembre 03, 14:35Willy Stein
décembre 03, 17:16Marcel Sel
décembre 03, 22:28Willy Stein
décembre 03, 17:18Franck Pastor
décembre 03, 18:48MUC
décembre 03, 23:19MUC
décembre 03, 23:48Marcel Sel
décembre 04, 10:24MUC
décembre 04, 15:51Marcel Sel
décembre 04, 19:18Franck Pastor
décembre 02, 19:56Pfff
décembre 03, 11:54xavier castille
décembre 02, 09:37HACHIVILLE
décembre 02, 21:08Hansen
décembre 31, 15:14Rivière
décembre 02, 21:32mademoiselletitam
décembre 02, 22:04Marcel Sel
décembre 03, 14:37uit 't zuiltje
décembre 02, 22:54uit't zuiltje
décembre 03, 17:24Pfff
décembre 03, 21:26Cidrolin
décembre 03, 10:39leyn
décembre 03, 14:17moinsqueparfait'
décembre 03, 16:43Verlaine
décembre 03, 17:03mbo
décembre 03, 21:03Marcel Sel
décembre 03, 22:26Capucine
décembre 05, 23:50Capucine
février 10, 11:07