Exclusif. L’assaut des dockers, vécu par une policière : « la fin a été proche ».
La manifestation du 6 novembre n’a pas fini de faire couler de l’encre. Alors que Jan Jambon a annoncé une enquête, cette semaine, Le Vif revenait sur les circonstances qui ont mené à cet incroyable bilan de 112 policier-e-s blessé-es. Une de ces policières(1), présente dès les premières minutes de l’attaque, a écrit son vécu. Si défendre la démocratie, c’est dénoncer les excès policiers (et notamment des coups reçus par des journalistes ce jour-là), c’est tout autant rendre compte du vécu des agents qui servent notre sécurité lorsque leur hiérarchie n’a pas su gérer une situation pourtant prévisible, et que plus de cent d’entre eux ont payé un prix inacceptable. Récit.
6 novembre 2014. Bruxelles. Manifestation nationale. Je prends mon service presque comme d’habitude. Une grosse manif, c’est un peu plus de monde, un peu plus de ponctualité, un peu plus d’engouement, un peu plus de moyens. Mais pas plus d’angoisse. Plus maintenant. J’ai appris à avoir totalement confiance en mes collègues, à mon échelon, aux échelons supérieurs, jusqu’aux décisionnaires.
Notre mission, c’est de maintenir l’ordre public, d’éviter les débordements, de veiller au respect de l’itinéraire par les manifestants. C’est aussi d’attendre. C’est à ça que nous passons le plus gros de la journée : attendre ! Alors, nous suivons l’évolution de la manifestation, par messages radio interposés. « Queue de cortège place Simon Bolivar. Tête du cortège Bourse »… On imagine l’enthousiasme de la population, dont témoigne sa participation massive. Et nous sommes conscients qu’ils se battent aussi pour nous. Parce que les mesures d’austérité qu’on nous a annoncées nous touchent autant qu’eux.
« Nous sommes conscients qu’ils se battent aussi pour nous »
Nous sommes hors de vue, à l’écart. Beaucoup de passants s’arrêtent à notre hauteur. Nous posent des questions. Quel est le meilleur itinéraire pour aller à mon travail ? À quelle heure telle rue sera ouverte ? Où puis-je trouver un taxi ? Nous répondons avec plaisir. Parce que le flic bruxellois sait tout, et s’il ne sait pas quelque chose, il se débrouille pour le savoir quand même.
Il y a du monde, mais les manifestants que nous croisons sont joviaux. On plaisante ensemble. On parle du succès de l’événement, du temps, de la vie. Mais un appel radio va tout changer :
« PolBru pour BruMi Sunray, nous sommes attaqués en dessous du pont avenue Fonsny ».
Mon rythme cardiaque s’accélère. Nous enfilons nos vestes de maintien de l’ordre, ignifugées. Nos gants, nos cagoules retroussées pour protéger la gorge, nos casques. On sent venir l’action. L’adrénaline monte. La radio hurle. « PolBru, il nous faut des renforts ! » Ce n’est plus l’action qu’on sent venir, c’est le danger. Le combi a déjà démarré. Le chauffeur est concentré. Il sait qu’il doit aller vite. Les matraques sont vissées aux tibias, on distribue les boucliers. Tout à coup, les combis sont bloqués. On descend ! On est repartis à pied, en colonne, au pas de course. Arrivés à l’avenue de la Porte de Hal, on découvre une scène incroyable. C’est l’état de siège ! Une vague ligne de policiers se débat, fébrile. Des fumigènes rouges, jaunes, nous brouillent la vue. Nous courons à la rescousse de nos collègues en perdition. Et rien d’autre ne nous occupe l’esprit. Nous sommes en mode réflexe.
Il faut intégrer la « ligne ». Et la tenir. Empêcher les assaillants de nous faire du mal. De blesser les collègues. Mais nous ne sommes pas assez nombreux. Nous sentons que nous prenons des risques comme jamais auparavant. Nous sommes suffisamment proches des hommes qui nous font face pour croiser leurs regards de haine. Ils nous veulent du mal, profondément. Les chefs de section sont derrière chaque policier, chaque policière. Ils lancent leurs ordres. Des avertissements, surtout : « regarde devant toi ! », « reste attentif ! », « alignez-vous ! », « projectiles ! » Parce que pendant plusieurs heures, il pleut. Des blocs de pierre. Et lorsque le premier bouclier se fend, puis se brise, pour la première fois de ma carrière, la peur m’envahit.
« Ce moment a réellement existé. La fin a été proche. »
La ligne, cette fameuse ligne qui nous permet de faire front quand elle est compacte, est parsemée de trous. Nous ne voyons venir aucun secours. Je me dis que s’ils le décidaient, les dockers devant nous pourraient nous réduire en miettes. Il y a dans leurs yeux, dans leurs gestes, la menace de nous briser les os. Et il y a dans l’absence de renfort la promesse que bientôt, très bientôt, il sera trop tard. Et l’un après l’autre, nous tomberons. Ce moment a réellement existé. La fin a été proche.
Les gaz lacrymogènes sont notre seul appui. Mais ils nous reviennent en plein visage, nous qui avons déjà le souffle court. Ceux d’en face sont si hargneux que les gaz ne semblent même pas les atteindre. Nos regards se brouillent. Les pavés continuent à tomber. Je m’en prends plusieurs.
À chaque pavé qui m’ébranle, je m’écarte, j’accuse le coup. Je souffle. Quelques secondes. Puis, je rejoins la ligne. Pour entendre encore les mots des supérieurs. « Attentifs ! », « courage ! », « tenir ! ». Un pavé me déchire le torse, me coupe le souffle, je chancèle, je reviens. Les mots Force et Honneur tournent en boucle dans ma tête. Le mot loyauté.
« Et toujours, le docker revient, l’œil noir et le pavé lourd »
Même les autopompes nous lâchent. Elles ont soufflé leur eau à haute pression. Le temps d’un instant. Et très vite, elles étaient à sec. Notre situation empire. Et toujours, le docker revient, l’œil noir et le pavé lourd. Les secondes, les minutes, défilent. Elles durent des heures. Je me demande quand les renforts mettront fin à notre calvaire. Je me demande même si tout ceci est bien réel. Les voitures en feu, les vitres brisées, les poteaux arrachés qui volent vers nous, des bouteilles, des projectiles de toute sorte. Notre vision est apocalyptique.
Et nous qui restons là, passifs. On esquive, on pare, on évite. On ne riposte pas. On ne se défend pas. On ne le peut pas. Pour ça, il faut un ordre.
Puis arrivent les renforts. Le poids sur nos épaules s’allège enfin. On sent que la fin des hostilités approche. Et puis, c’est le calme. Et quelques passants râlent, scandalisés parce qu’une rue est fermée, ne voyant même pas qu’elle est jonchée de pierres et de verre brisé. On ne bronche pas. On a l’habitude. Ils ne peuvent pas savoir ce que c’est.
Enfin, nous regagnons nos véhicules. Enfin, nous sommes en sécurité. Et là encore, c’est l’hébétude. Les dégâts matériels sont innombrables. Mais surtout, tous, nous sommes blessés. Dans les regards, je lis le soulagement. Mais aussi la peine. L’incompréhension.
« Tous, nous sommes blessés… »
Les rues sont désertes à présent. Bruxelles panse ses plaies. La manifestation a laissé ses traces, mais déjà on nettoie, on gomme les stigmates des affrontements. Nous n’avons pourtant pas terminé. Il faut sécuriser le centre, en patrouille préventive. Mais ce n’est pas comme d’habitude : on n’ose même pas se retrousser une manche. Sur nous aussi, la manifestation a laissé des traces. Mais qui les gommera ?
Les téléphones commencent à sonner. Nos familles, au chaud, derrière leurs écrans, s’inquiètent pour leur époux, leur papa, leur sœur, leur enfant. Toutes les réponses sont les mêmes : « ça va, quelques bobos, rien de grave, rassure-toi ».
Mais en fait, non, ça ne va pas. On vient de se faire démolir. Personne n’est intervenu. Personne n’a pris notre défense.
« On vient de se faire démolir. Personne n’a pris notre défense. »
La nuit s’installe. Bruxelles a repris ses droits, ses habitudes. Les Bruxellois d’un jour sont rentrés dans leurs chaumières. Nous arrivons au commissariat. Et on repart presque aussitôt. Pas pour retrouver la chaleur de nos foyers. Pas pour lire les sourires sur leurs visages rassurés. Non, on va à l’hôpital, pour faire soigner nos blessures. La soirée sera longue, entre radios, pansements, médicaments, et paperasserie à n’en plus finir.
Le lendemain, c’est le corps endolori et l’âme meurtrie que je découvre la presse. Et les déclarations de notre bourgmestre. C’est lui-même qu’il défend. Et selon lui, sa police est une « mauvaise police » (2). Tout se bouscule dans ma tête. Nous avons défendu Bruxelles de l’enfer, en donnant de notre intégrité physique et morale, en nous serrant les coudes face à l’adversaire brutal. Et pourquoi ? Pour répondre à l’appel du devoir, par loyauté les uns envers les autres, par sens moral. Pour l’honneur aussi. Mais nous voilà déshonorés. Mauvaise police ! Merci monsieur Mayeur. Mais ne vous en faites pas. Vous pourrez toujours compter sur vos policiers. On est au-dessus de ça. Il faut juste nous laisser quelques jours, qu’on soigne nos plaies. Qu’on ravale notre colère. Qu’on oublie les pavés. Ne nous en voulez pas si c’est le vôtre, de pavé, qu’on oubliera en dernier…
- L’auteur-e de ce texte a souhaité garder l’anonymat : plusieurs de ceux qui se sont exprimés ouvertement ont été convoqués pour un « entretien sévère ».
- Après coup, Yvan Mayeur a déclaré, sur Télé Bruxelles que la police de Bruxelles était « excellente ». De quoi redresser l’image après avoir, dans un premier temps, déclaré « Je n’aime pas la mauvaise police qu’ils ont faite jusqu’ici ». Une déclaration lancée au pire moment.
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MUC
novembre 20, 19:08Marcel Sel
novembre 20, 19:16thomas
novembre 20, 20:17Marcel Sel
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novembre 21, 21:42Marcel Sel
novembre 23, 01:17Lachmoneky
novembre 23, 08:47uit 't zuiltje
novembre 20, 21:45Franck Pastor
novembre 20, 23:59Lachmoneky
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novembre 24, 11:45Rudy Deblieck
novembre 20, 19:15Marcel Sel
novembre 20, 19:23Rudy Deblieck
novembre 20, 19:42Marcel Sel
novembre 20, 22:49thomas
novembre 20, 20:24Marcel Sel
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novembre 20, 23:19thomas
novembre 20, 23:20Peter
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novembre 20, 22:33Marcel Sel
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novembre 20, 23:08thomas
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novembre 21, 21:45Marcel Sel
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novembre 20, 19:22Shanan Khairi
novembre 20, 21:28Marcel Sel
novembre 20, 22:54Shanan Khairi
novembre 21, 00:20Marcel Sel
novembre 21, 01:57uit 't zuiltje
novembre 21, 23:30Didier Lagasse de Locht
novembre 20, 20:05Marcel Sel
novembre 20, 22:50JB
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novembre 22, 19:54Jon
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novembre 23, 20:38VERCRUYSSE Hughes
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