Le wokisme. Une idéologie illibérale qu’il faut critiquer et donc nommer.
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Une très récente publication du Centre Jean Gol (1) intitulée « Le wokisme, ce nouveau totalitarisme dont on ne peut prononcer le nom » a, dès sa sortie, vu se dresser un front militant, politique, intellectuel, académique et même ministériel. Si l’étude en question mérite des critiques, la virulence des réponses lui donne raison sur l’impossibilité de mener un débat sur le wokisme, immédiatement pourri par des railleries, et une focalisation sur des détails.
Des journalistes en ont aussi fait une lecture très orientée. Dans Le Soir, par exemple, on lisait que le terme « woke » relevait de la droite, de l’extrême droite et/ou du conservatisme. Ce qui suffit, en Belgique francophone, à réduire une analyse intéressante à un libelle pamphlétaire repoussant.
Car s’il est exact que le terme woke fait fureur à l’extrême droite, celle-ci se ruera toujours sur tout ce qui peut lui servir, pour s’assurer l’exclusivité des débats qui l’intéressent. Le wokisme fait d’ailleurs exactement pareil. Et c’est une des raisons pour lesquelles celui-ci préoccupe aussi à gauche, comme l’effleurait le (seul) politologue du CRISP Benjamin Biard dans l’article précité, en citant le communiste Fabien Roussel, presque accusé de… conservatisme.
1. LES DANGERS DU WOKISME OU POURQUOI LA GAUCHE DOIT SE REVEILLER
Le problème, c’est que ces assignations systématiques au conservatisme ou au fascisme privent la gauche et les libéraux de toute critique du wokisme. Or, celui-ci a un fort potentiel illibéral. Il le manifeste déjà par des velléités de censure et par sa propension à la cancel-culture ainsi que dans l’imposition progressive d’une novlangue.
Des principes fondamentaux de la justice sont bazardés sans résistance ni réaction. Ainsi, des féministes intersectionnelles entendent ignorer, dans Le Monde, le principe de la présomption d’innocence via un #metoo politique, en exigeant le rejet préventif de tout candidat, mandataire ou militant qui ferait l’objet d’une plainte pour violence ou harcèlement sexuel. Exit le contradictoire, exit l’enquête, exit le tribunal. En Belgique, un texte similaire, bien qu’édulcoré, a été cosigné par quatre ministres, toutes écologistes, et par la coprésidente du parti Ecolo.
En France, où le wokisme n’a pas encore atteint les cabinets ministériels, on retrouve déjà des bribes de leurs revendications dans des textes de loi, des circulaires, des lieux comme le planning familial, qui affirme par exemple que le sexe (et non le genre) serait « une construction sociale » et donc non biologique. Les femmes en sont réduites à un organe reproducteur et converties en « personnes à utérus ».
Déconstruire la culture, par contagion
Sous l’influence du mouvement, les milieux culturels ou commerciaux prennent les devants. Après avoir publié des avertissements en tête de livre quant aux chapitres qui pourraient plonger des lecteurs dans l’insécurité, des éditeurs confient à des sensitivity readers le soin de « corriger » des textes d’écrivains célèbres. Jusqu’à effacer des noms d’auteurs que le wokisme entend honnir — comme Rudyard Kipling, perçu comme « colonialiste », remplacé dans un roman de Roald Dahl par Jane Austen (merci à Serge Coosemans de me l’avoir fait remarquer).
Au cinéma, c’est dès le casting que les idées wokes et wokistes sont mises en pratique. Progressivement, on systématise l’idée que des rôles de Blancs soient attribués à des acteurs noirs ou « racisés », jusqu’à l’absurde. L’inverse étant en revanche strictement interdit.
On reproche à des hétéros de jouer des rôles d’homos, comme Tom Hanks, pourtant magnifique dans Philadelphia, contraint de… s’excuser pour sa prestation. Une non-binaire blanche ne peut pas traduire les poèmes d’une non-binaire noire. La journaliste belge Safia Kessas, pourtant « racisée » est menacée parce qu’elle n’est pas assez « noire » pour interviewer Angela Davis.
Plus globalement, comme d’autres idéologies illibérales, le wokisme ambitionne de déconstruire le « système » occidental, l’histoire et la culture, qu’il considère comme les fixateurs du patriarcat et de toutes les discriminations imaginables.
Sans être un « totalitarisme », comme l’affirme la publication du CJG (mais il en porte bien certains germes), le wokisme doit être subverti, et donc librement critiqué. Ses opposants progressistes doivent être publiés. Et pour ça, il faut pouvoir nommer l’objet de leur critique.
2. POURQUOI LES WOKISTES REJETTENT LE TERME WOKE
Si le terme wokisme peut (doit) être discuté, ses adeptes préfèrent servir à leurs opposants une panoplie de sophismes, de railleries et d’insultes, allant de l’assimilation à l’extrême droite, à l’affirmation que le wokisme n’existerait pas, en passant par sa prétendue innocuité. Ce qui est atterrant, c’est le nombre de journalistes, académiques, intellectuels (H/F/X), qui s’engouffrent alors dans ces procès kafkaïens et publics. Un véritable pilori verbal et intellectuel est dressé.
Woke
Tout cela est facilité par le fait que le terme wokisme prête effectivement à confusion. Il dérive du terme woke, à la définition peu précise, qui peut même se confondre avec celle de progressiste. Dans l’usage, woke définit toutefois des progressistes très actifs, surtout lorsque leurs actes sont perçus comme excessifs. Si « défendre le climat » est (hélas encore toujours) une réserve progressiste, se coller la main à une œuvre d’art pour ce faire est, selon cet usage, woke.
Et ça fait sens : contrairement au progressiste « à l’ancienne », qui vise l’amélioration globale des conditions de vie pour les minorités en particulier, le woke mène une guerre totalisante et holistique : seuls ses propres combats ont valeur à ses yeux. Tout le reste, y compris l’art et la culture (du reste dévoyés), lui est indifférent, sinon hostile.
Wokisme
En revanche, le terme wokisme, lui, est une construction plus récente, qui ne définit plus un état d’esprit individuel et/ou collectif, mais bien une nouvelle idéologie émergente, soit un événement rarissime.
En Europe francophone, cette idéologie se décrit elle-même comme féministe, intersectionnelle, décoloniale, écoféministe et/ou indigéniste, etc. Si toutes ces thématiques sont susceptibles d’attirer des individus-wokes, elles ne les réunissent pas pour autant. Il serait donc déjà plus logique de désigner les adeptes du wokisme par wokistes.
Mais il faut pouvoir utiliser le mot. Car, cette idéologie en construction grignote déjà le champ politique : elle est en vogue chez les verts — l’article du Soir cite ainsi correctement Sandrine Rousseau (EELV) et la secrétaire d’État belge Sarah Schlitz (Ecolo) comme des représentantes du mouvement — même si cette dernière est plutôt une suiveuse, la député Margaux De Ré donnant le vrai ton dans le parti.
Et selon La Libre (Belgique), le « féminisme intersectionnel » serait en passe de devenir l’idéologie dominante chez Ecolo, un parti qui siège dans pratiquement tous les gouvernements belges et dispose de portefeuilles ministériels et de présidence de commissions stratégiques (culture, médias, égalité des genres, etc.)
Les raisons du rejet
On peut toutefois s’étonner que le terme woke, dont la racine est « éveillé [aux discriminations] » pose de tels problèmes aux « intersectionnels décoloniaux écoféministes et/ou indigénistes (H/F/X) ». Contrairement à ce qu’ils affirment, le terme ne vient d’ailleurs pas de l’extrême droite. Il aurait été popularisé par les adeptes du mouvement Black Lives Matter et est entré au dictionnaire Oxford en 2017 pour : « aware of social and political issues, especially racism » (conscient des problèmes sociaux et politiques, particulièrement le racisme).
Mais puisque le mot woke est à l’origine positif — et toujours considéré comme tel par une majorité d’Américains —, pourquoi les wokistes le rejettent-ils ? Voici quelques hypothèses.
Tout d’abord, le wokisme est une des rares idéologies qui se revendique d’études universitaires. Il est donc élitiste. Ceci amène(rait) ses adeptes à rejeter l’idée d’un signifiant simple pour décrire leur doctrine, au profit d’une foison de terminologies spécialisées dont eux-mêmes ne parviennent plus toujours à en distinguer clairement les… intersections.
Le wokisme est aussi une idéologie en cours de formation, mais à l’histoire déjà complexe qui puise ses sources dans la théorie critique marxiste hétérodoxe, parvenue (et réadaptée) aux Amériques via la « French Theory » (Foucault, Deleuze, Derrida, etc.) et revenue (et encore réadaptée) en France via plusieurs canaux distincts. Ainsi, l’indigénisme et le décolonialisme sont issus des adaptations sud-américaines de la théorie critique, et ont été revampés et popularisés par Houria Bouteldja (dès 2006 pour l’indigénisme) et Rokhaya Diallo. En Europe francophone, c’est donc au départ un mouvement lancé par des « racisées », avant même la popularisation du mot woke aux USA.
Une histoire de chapelles
Le courant intersectionnel politique (vert, donc) se raccorde plutôt aux évolutions nord-américaines et n’a pris son véritable essor qu’après Black Life Matters. Il est aujourd’hui incarné par le féminisme intersectionnel et/ou l’écoféminisme, dont les sopranos sont des femmes blanches plutôt (petites-)bourgeoises, comme Sandrine Rousseau en France ou Margaux De Ré, en Belgique.
Là dessus se greffe encore le pan islamiste qui tire un profit extraordinaire du fait que, chez les intersectionnels, seules les personnes visées par une discrimination sont légitimes pour en parler. D’où la place donnée à des « féministes islamiques » voilées.
L’intersectionnalité politique produit ainsi un système de castes identitaires où chacun gère sa chapelle. D’où une réticence à accepter un terme unique, quel qu’il soit.
Il est aussi probable que les adeptes ou leaders du wokisme n’aient pas encore pris conscience que leur doctrine était déjà une idéologie, même si incomplète. Autrement dit, en prétendant que le wokisme n’existe pas, ils affirmeraient en fait qu’il n’ont pas l’ambition d’en faire une doctrine générale et universelle. C’est pourtant la seule issue pour une idéologie holistique qui prône la déconstruction de l’ensemble du système, qu’ils voient comme un amas de constructions sociales patriarcales et suprémacistes (le fameux « racisme systémique »). Car cette déconstruction implique, à terme, une révolution. Ce qui requiert une idéologie.
Enfin, il est rarissime qu’une idéologie ne soit pas définie par ses propres adeptes. Le communisme a été défini par Marx et Engels dans Le Manifeste du Parti Communiste. Le parti de Mussolini s’appelait Parti National Fasciste. De même pour les partis socialistes, écologistes, libéraux. Les intersectionnels n’ont aucun terme simple, clair et compréhensible pour se décrire et s’y refusent même. Et wokisme ne vient pas d’eux.
Enfin, on ne peut négliger le fait que le terme wokisme est arrivée en Europe francophone via le Québec, avec un charge négative.
Néanmoins, pour qui veut les critiquer sans produire in fine un article de la longueur d’un de mes billets de blog, c’est pour l’instant le seul terme disponible.
3. Quand le woke se wokise. Histoire d’une rencontre
Il est vrai aussi que le wokisme n’est pas l’apanage des woke en tant qu’individus actifs contre les discriminations. Et que tous les wokes ne votent pas pour les partis qui l’ont ingéré. Les wokes n’ont de plus pas créé l’intersectionnalité. Elle est même née près d’un quart de siècle avant l’avènement de « l’attitude woke ». Il s’agit en fait d’une rencontre qui mérite qu’on s’y attarde parce qu’elle explique beaucoup de choses.
Dans les années 2010, une génération désemparée est arrivée à l’université au moment où la théorie critique de la race de la juriste américaine Kimberlé Crenshaw déversait dans les campus sa notion innovante d’intersectionnalité, qui dériva rapidement. Dans une interview de Time, en 2020, Crenshaw elle-même expliquait ce que l’intersectionnalité n’était pas, reconnaissant qu’il y avait eu distorsion : « Ce n’est pas de la politique identitaire sous stéroïdes. Ce n’est pas un mécanisme destiné à transformer les hommes blancs en nouveaux parias ».
Sommairement, l’intersectionnalité de Crenshaw est un outil basé sur le constat que plus on accumule de caractères potentiellement discriminés, plus on est discriminé. L’intersectionnalité au sens sociologique (ou formellement, au sens juridique, puisque Kimberlé Crenshaw est juriste) permet de comprendre ces discriminations accumulées dans le but de les corriger.
Mais cet outil a ensuite été progressivement converti en un système sensé décrire l’ensemble des relations humaines et des problèmes dans la société, à l’aune du « privilège blanc », recourant bientôt à un bouc émissaire universel, le « mâle blanc cisgenre hétéro de plus de 50 ans ».
Ce bouc émissaire âgé présentait d’emblée l’avantage d’être « lointain » pour les millénials, surtout blancs. Il leur permettait de formaliser la cause de leurs angoisses et des injustices humaines, sans s’incriminer eux-mêmes, en désignant les « vieux » des générations précédentes (souvent leurs propres parents, ce n’est peut-être pas anodin), comme les coupables de l’ensemble des drames de la planète. Et par conséquent, de leur propre mal-être.
Le wokisme, un havre pour les milléniaux
L’intersectionnalité offrait aussi la protection dont les désemparés de cette génération avaient besoin. Un nombre important de millénials (au sens large) ont été surprotégés ce qui, à l’adolescence, les a privés d’une nécessaire exposition au danger et au challenge. Ce phénomène a été décrit dans The coddling of the American Mind.
Ils sont donc arrivés à l’université sans moyens de défense, y compris contre des agressions très mineures, et ont logiquement recherché la sécurité. C’est ce qui explique le recours frénétique à la safety, aux safe spaces. On a ainsi vu, à Evergreen, des jeunes adultes exigeant de leur recteur qu’il cesse d’agiter les mains en parlant, lui ordonnant de les garder en poche, parce qu’ils se sentaient agressés par son body language qui, pourtant, leur était favorable !
À cette « fragilité » s’ajoutait l’importance prise par les réseaux sociaux, qui ont d’une part produit un niveau de narcissisme extraordinaire, dont même les adultes n’ont pas encore le mode d’emploi. Les Facebook et consorts ont aussi libéré une parole, plus efficace lorsqu’elle était radicale donc agressive, non plus orale, mais écrite (donc littéralement marquante) à laquelle les effets de groupe ont conféré un potentiel de harcèlement démesuré. Tout le monde peut en être l’auteur et, le lendemain, la victime. Ce qui accroît encore le sentiment d’insécurité des jeunes.
Enfin, ces pré-wokes ont grandi dans un monde où les catastrophes annoncées ou effectives s’accumulaient, et où le terrorisme devenait une menace existentielle sur le territoire même des USA, un onze septembre. L’infotainment et la surmédiatisation leur ont littéralement projeté une image du monde terrifiante, boostée par des commentaires Facebook effrayants qui amplifiaient les crises. Des incendies en Australie, c’est angoissant. Quand ils sont accompagnés sur les réseaux par « voilà notre avenir dans cinq ans », avec une photo de toute l’Australie en feu, c’est terrifiant.
Narcissisme, catastrophisme, victimisme
À ces trois phénomènes répond une série de comportements ; j’en retiendrais trois.
Il y a d’abord l’individualisme (de source libérale — oui, c’est cocasse), poussé à son paroxysme narcissique. Mettre sa propre image en valeur, physique ou spirituelle, est désormais vital. Les wokes choisiront plutôt d’exposer et de sublimer leur action humanitaire. Mais ils s’exposent aussi plastiquement, soit en publiant de belles photos « comme tout le monde », ou au contraire, en exprimant leur différence. Et quoi de plus excentrique, au sens littéral, que d’échapper à la binarité du sexe biologique en inventant des genres ? Des premiers genres « étonnants » (non-binaires et genderfluid), on est désormais parvenus à s’inventer des xénogenres comme « astral », « cosmique », « Mogwaï » ou « flaque de couleur ».
Moi, je suis un homme, et toi ? Oh moi, je suis une tache d’encre orange.
Le second pan de cette « triade woke » est l’obsession pour les catastrophes et une référence affirmée ou sous-entendue à la fin du monde. C’est probablement cet aspect qui amène beaucoup d’observateurs à tirer un parallèle entre le wokisme et la religion ou les sectes. Mais contrairement à celles-ci, il ne s’agit pas de se résigner à l’apocalypse, mais de se mettre en valeur en prétendant l’empêcher. Les wokes sont, au moins collectivement, des sauveurs de la planète.
Le troisième pan intéressant est le recours au victimisme, où l’individu se perçoit principalement, si pas exclusivement, au travers de ses souffrances, des discriminatioins réelles ou imaginaires qu’il subit, de harcèlements réels, exagérés ou fantasmés.
Au cœur de ce triangle, nous avons, début 2010, une personne jeune, mal armée pour se réaliser, confrontée aux catastrophes. Et donc, à la recherche de sens et d’action.
Woke phone home
C’est là que notre ado arrive au campus et rencontre l’intersectionnalité, qui a entretemps muté en un prisme magique qui permet d’expliquer la société sous tous ses aspects et d’inviter à l’action.
Telle qu’appliquée à Evergreen, c’est aussi un système de gestion de groupes, où l’étudiant est accueilli par des professeurs de toutes couleurs, tailles et origines qui se présentent à eux en reconnaissant leurs privilèges dans un Mea Culpa qui égalise les relations humaines et permet une inversion des hiérarchies traditionnelles : en se confessant, les professeurs transfèrent aux étudiants le droit de juger de leur légitimité.
Dès l’arrivée, ces derniers bénéficient (?) donc de la mise en pratique d’un système de compensation des privilèges, en particulier ceux des vieux blancs.
Et ces jeunes obtiennent d’emblée le pouvoir. À Evergreen, il est incroyablement étendu. Dans les faits, ils ont le droit d’empêcher un professeur de s’exprimer. D’injurier les maîtres qui ne leur conviennent pas. De les faire virer de l’institution. Et même, de les pourchasser physiquement sur le campus — pourvu qu’ils le fassent pour préserver leur propre « sécurité ».
C’est extraordinaire : à peine sortis du secondaire, ils deviennent les maîtres, le centre de l’attention et reçoivent une mission qui leur donne le sens qu’il cherchaient désespérément ! Sauver le monde.
L’embrigadement des jeunes
Cette aubaine relève d’un embrigadement qui rappelle à certains — et toutes proportions gardées — les jeunes maoïstes de la Révolution culturelle. Comme eux, les jeunes wokistes vont bousculer la culture « réactionnaire ». Comme eux, ils humilient les profs ou les intellectuels rebelles. Comme eux, ils rejettent toute idée de débat (ou en fixent les limites, qui sont absolues) et criminalisent la critique, présentée comme « du harcèlement », ou comme une manifestation de l’impossibilité de se détacher du « vieux monde ». Dans une inversion remarquable des réalités, ils projettent alors leur propre fragilité, en prétendant que ceux qui les critiquent expriment une « fragilité blanche » ou une « fragilité masculine »
Comme les Maos, ils mènent ensuite des procès express, non plus sur les dazibaos mais sur les réseaux sociaux. Pour un choix de substantif, telle personne est définitivement transphobe. Telle autre est définitivement raciste, fasciste, rance, ou nazie. Il n’y a aucune limite à ce vocabulaire offensif.
Consciemment ou non, le wokisme profite ainsi de la malléabilité de la jeunesse, comme l’ont fait auparavant de nombreux régimes populistes, autoritaires ou même totalitaires.
4. Construction d’une nouvelle idéologie révolutionnaire
L’efficacité du wokisme tient dans ses racines. Dès lors que la doctrine intersectionnelle classe les personnes en fonction de leur potentiel de discrimination, elle ne se contente pas d’expliquer le monde, elle individualise ce storytelling et offre à chacun une place précise.
Son jeunisme est d’ailleurs compensé par le fait que toute personne qui veut adhérer peut le faire. Car il existe un système de rédemption qui permet aux « pires » privilégiés (les boomers blancs mâles cisgenres hétéros) de bénéficier du statut d’ « allié ». Il faut pour cela qu’ils reconnaissent leurs privilèges. Ceci leur confère ensuite le droit de parler à la place des femmes qui n’adhèrent pas ou des opposantes sans que ce soit présenté comme du « mansplaining ».
Comme dans les autres idéologies organiques (communisme, fascisme, spartakisme, mais on peut aussi penser à l’armée ou la police), chacun peut donc trouver une place et une mission.
Mais dès lors que cette place dépend a priori des discriminations systémiques dont il ferait l’objet, le wokisme est aussi une idéologie victimaire, où l’être n’est plus perçu qu’au travers de ses souffrances et de ses droits potentiellement bafoués. La solution est donc systémique. Il n’y aura pas de monde meilleur avant la totale déconstruction du monde actuel et la reconstruction d’un monde idéal. Avec toutes les conséquences imaginables.
Le bon terme à la bonne place
Ces conséquences, je pense qu’on les doit, non pas à « l’intersectionnalité » elle-même, mais bien à sa récupération. Et c’est là que les termes woke et wokisme se justifient même mieux que le terme « intersectionnel » lui-même, qu’ils ont galvaudé. Parce que si les jeunes wokes ont bien « rencontré » les premières dérives de l’intersectionnalité notamment à Evergreen, ce sont leurs aînés, leurs profs et idéologues, qui se les sont appropriés auparavant pour les développer toujours plus loin de l’intention initiale de Kimberlé Crenshaw.
Je ne crois pas trop au hasard en matière de mouvements politiques. Et comme je l’ai expliqué en 2013 dans Indignés de Cons, la chute du mur a discrédité le communisme pour longtemps, laissant un vide énorme. Même les indignés du début du XXIe siècle ne sont pas parvenus à concevoir une idéologie digne de ce nom. Or, les « révolutionnaires » avaient (et ont) besoin d’une doctrine.
L’intersectionnalité leur a fourni le mécano de base. Elle a été remodelée pour constituer une doctrine (apparemment) cohérente et universelle. Je dis apparemment, parce que le caractère identitaire du wokisme provoque nombre d’incohérences que toute personne un chouïa structurée détecte rapidement. C’est pour s’en défendre que les wokistes verrouillent d’avance toute velléité de contestation en y opposant leur doxa réputée « scientifique » et en excluant, huant, humiliant, voire pourchassant toute personne qui tenterait de déconstruire leurs arguments.
Une fois la doctrine établie, il restait une étape fondamentale. Le wokisme était jusqu’à récemment encore dépourvu d’un élément vital pour une idéologie : un projet de système politique. C’est en accrochant le wokisme à l’écologie politique, vampirisant cette dernière au profit de leur nouvelle doctrine, que les Sandrine Rousseau, les Margaux De Ré et leurs inspira·teur·trice·s (allez donc me lire ça tout haut…) achevé la transformation de l’outil juridique en nouvelle idéologie révolutionnaire.
Ceux qui les prennent pour des idiotes n’ont donc rien compris. Tout ce qu’elles disent et font est au contraire à prendre très au sérieux.
Conclusion : critiquer avant que ce ne soit plus autorisé
Tout en étant le plus précieux atout de la démocratie, la liberté d’expression en est aussi le talon d’Achille. Elle peut servir à prôner la dictature. À semer la haine. À privilégier des majorités. Ou au contraire, à donner des pouvoirs démesurés à des minorités.
Cette fragilité s’est encore accrue avec les réseaux sociaux, où chacun peut espérer une audience respectable, y compris à partir de comptes très peu suivis. Le mouvement des gilets jaunes a notamment pris son essor suite à une simple pétition lancée par une gérante de boutique de cosmétiques inconnue du grand public et à des statuts Facebook de deux camionneurs.
Ce potentiel amplifie le meilleur comme le pire. Lorsque ces groupes s’organisent, ne fût-ce que de façon informelle (sans leader) ils peuvent aussi, par des effets de masse, forcer les opposants à l’autocensure. Le wokisme y est abonné. Par solidarité, ou parce qu’ils n’ont pas compris ce qui est aujourd’hui en jeu, des progressistes qui ne sont pas séduits par l’intersectionnalité politique suivent activement le mouvement.
S’il ne touche pas encore les citoyens dans leur vie de tous les jours, le wokisme perturbe déjà les systèmes politiques, culturels, médiatiques. Comme pour toutes les idéologies potentiellement dangereuses, il suffirait qu’un jour, une personnalité charismatique le synthétise et le simplifie pour que son potentiel illibéral et peut-être même totalitaire se concrétise. Non pas au profit du peuple ou des plus discriminés d’entre nous. Mais bien, comme dans tout ce que les révolutions ont produit, au profit final d’une nomenklatura qui sera, à n’en pas douter, aussi blanche et bourgeoise que celle qu’elle entend remplacer.
Dans cette perspective, tout comme le communisme a vampirisé les luttes antifascistes dont il prétendait avoir le monopole, le wokisme vampirise des combats progressistes tout en censurant ceux qui les portaient auparavant. En commençant par les féministes universalistes. En d’autres termes, même dans sa version actuelle, le wokisme ne contribue pas tant au progrès qu’il ne le freine.
Et le deuxième effet kiss pas cool qu’on peut déjà constater, c’est que les excès réguliers de la nouvelle idéologie rendent le progressisme de plus en plus impopulaire auprès d’un nombre croissant de citoyens. Non sans alimenter la droite radicale et l’extrême droite.
Il est donc urgent que la gauche et les libéraux universalistes s’emparent du sujet, et pour ce faire, s’emparent du terme.
Et là, je vais conclure par une phrase qu’un wokiste ne peut se permettre d’écrire : « mais peut-être que je me trompe ».
(1) Le Centre Jean Gol est le centre d’études du MR, parti libéral-conservateur belge francophone.
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© Marcel Sel, 2023. Reproduction interdite sans accord de l’auteur.
4 Comments
Rudy Deblieck
mars 17, 20:00Philippe Godard
mars 18, 10:44phil
avril 24, 08:27Steak et bad buzz : Sandrine fait du populisme. | Un Blog de Sel
juillet 31, 11:30