Sarah Schlitz et le féminicide : l’autopromo jusqu’au bout de la fake news.
Médias et politiques enjoignent les citoyens à se méfier des fake news. Mais ils en produisent eux-mêmes et, pris sur le fait, ils ne les corrigent même pas publiquement.
Celle dont je vais vous parler aura bientôt trente ans. Elle est ressortie la semaine dernière chez deux ministres Ecolos et, dans la foulée, sur le compte Twitter de la police fédérale.
Et ce n’est pas arrivé par hasard.
Prélude. Le 26 octobre 2022, la Secrétaire d’État à l’Égalité des genres, des chances et à la Diversité Sarah Schlitz (qui s’était déjà fait remarquer en nommant commissaire du gouvernement une proche des Frères musulmans) annonce sur son blog qu’elle a rédigé « la première loi #stopféminicide en Europe », avec des « procédés presque uniques au monde ». Elle qualifie sa propre loi de « révolution ». Et ajoute, comme pour soutenir ces superlatifs incongrus : « La violence machiste est la première cause de mortalité des femmes et des filles de 16 à 44 ans en Europe ». Fake news !
La communication fait loi
Superlatifs incongrus ? Absolument ! Déjà, ce n’est pas la première loi en Europe sur le féminicide. Pour une question de vocabulaire, d’abord : l’Espagne s’est dotée d’une loi sur les violences de genre dès 2004. Le terme « féminicide » n’y figure pas, mais à cette époque, il n’était pas encore installé dans le langage politique et juridique.
Et la première loi européenne se réclamant effectivement de la lutte contre le féminicide semble être celle de l’Italie, en 2013. Elle fut complétée par la loi 69 du 19 juillet 2019 intitulée « Code Rouge », qui aggrave notamment les peines en cas de féminicide.
La Suède et la France n’ont pas de « loi féminicide » à proprement parler, mais ont lancé des plans gouvernementaux pragmatiques (bracelets d’éloignement, suivi proactif des violences, mesures d’accueil, interventions dès l’apparition d’une main courante — le député LFI Adrien Quatennens l’a appris à ses dépens, etc.) Cause ou corrélation ? De 2019 à 2020, le nombre de féminicides en France aurait baissé d’un tiers.
Par contraste, les principales mesures « contre » le féminicide de la loi Schlitz — celles qu’elle-même met en exergue — sont de définir le terme et d’imposer une étude statistique du phénomène !
Pour autant, la loi qu’elle décrit comprend effectivement des avancées concrètes sur la prévention du féminicide (« un outil d’évaluation des risques encourus par une victime ») et surtout sur les droits des victimes de violences intrafamiliales (rebaptisées « victimes de tentative de féminicide ») : traduction gratuite des audiences, choix du genre de l’enquêteur ou de l’enquêtrice, locaux adaptés, meilleure formation des policiers, etc. De quoi réellement améliorer la situation des victimes de violence de couple, et de ça, on ne peut que la féliciter. Mais ce n’est pas la révolution promise.
600.000 en arrivant au porc
Certes, on espère toutes qu’à terme, la loi sauve effectivement des femmes d’une issue létale. Mais on n’aurait alors égratigné que le sommet de l’iceberg. Car le féminicide représente, selon Sarah Schlitz même, entre 20 et 45 décès par an en Belgique. Si l’on compare ce chiffre au nombre de femmes victimes de violence dans leur propre foyer en un an, ça représente une sur… trente mille !
En Europe, une femme sur cinq (22%) dit avoir subi des violences physiques ou sexuelles de la part d’un ou d’une partenaire intime au cours de sa vie. Et si les hommes sont victimes à part presque égale de violences conjugales en général (notamment psychologiques), les femmes subissent deux fois plus de violences graves à très graves, dont elles souffrent plus intensément : pas moins de 10% en ont subi au cours des 12 derniers mois (cf. Rapport de l’Institut pour l’Égalite entre les femmes et les hommes, p 86). Soit environ 600.000 femmes en Belgique ! Et l’écrasante majorité d’entre elles ne mourront absolument pas de ces violences !
Ces chiffres atterrants suffisent à motiver une action politique massive et continue. Et devraient se refléter dans la communication autour d’une loi qui améliore effectivement l’accueil de ces victimes dans les commissariats, les hôpitaux, etc. Mais alors, pourquoi Ecolo et, partant, le gouvernement, a-t-il sciemment axé sa com sur le seul féminicide, jusqu’à convertir toute violence en « tentative de féminicide » ?
My two cents : parce que la mort est du registre du sacré et permet de convertir une action politique indispensable en acte à son tour sacré, qui rejaillit sur son initiatrice et désamorce d’emblée toute possibilité de critique. J’en tiens pour preuve qu’une loi sur un sujet aussi grave devrait être décortiquée par les médias, critiquée, subvertie, au minimum commentée. Au contraire, celle de Sarah Schlitz a produit un cocorico belgo-belge unanime. Et sur base d’une fake news !
Philippe en rit… jaune
Le pot aux roses a été découvert le 25 novembre 2022, journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Philippe Henry, ministre wallon du Climat, de l’Énergie, de la Mobilité et des Infrastructures, a alors twitté que « le féminicide » était « la première cause de mortalité chez les femmes entre 16 et 44 ans en Europe. » Fake news.
Le féminicide n’a pas été invoqué par hasard : l’objectif du ministre était manifestement de féliciter sa consœur : « En cette journée de lutte contre les violences faites aux femmes, je tiens à [saluer] le travail de @SarahSchlitz qui fait de la Belgique un précurseur avec son projet de loi #StopFéminicide ! »
Au passage, la Belgique n’a rien d’un « précurseur ». Elle est au contraire très en retard. Le Costa Rica a ainsi légiféré sur le féminicide en… 2007 ! Et l’Italie, en 2013.
Le tweet a aussi été liké par le ministre fédéral de la Mobilité, Georges Gilkinet. Pourtant, la fake news était colossalement visible : en 2017, l’agression physique (« assault ») était la 67e cause de décès chez les femmes de moins de 65 ans en Europe, et tous les meurtres de femmes ne sont pas des féminicides.
La RTBF a remis les choses au point. Philippe Henry s’est alors excusé, mais en prétendant que ses chiffres… dataient ! Et ça aussi, c’était faux.
Et le ministre wallon n‘a même pas effacé le tweet originel ! La Police Fédérale non plus, qui a publié deux heures après lui, et de façon presque identique : « Le féminicide est la 1ère cause de mortalité des femmes de 16 à 44 ans en Europe ! »
En revanche, il y a bien un endroit d’où l’information a été retirée, mais avec une telle discrétion que personne ne l’a vu : le page du blog de Sarah Schlitz où elle fait la promo de sa loi. Et juste après le fact-checking de la RTBF. Sans correctif, sans tambour, et sans trompette ! Pouic.
Et, hormis un tweet de la députée Margaux De Ré qui accusait ceux qui avaient relevé la fausse info d’être « antiféministes » (on ne se refuse rien chez Ecolo), il n’y a plus eu d’autres vagues. Et c’est bien dommage. Car l’origine de cette fausse info est intéressante à plusieurs titres. D’abord, parce qu’elle n’a cessé d’être aggravée par des instances de renom (Union européennes, Conseil de l’Europe, Nations Unies, OMS, etc.) Ensuite, parce qu’au départ de l’histoire, il y avait une étude sérieuse.
La vraie histoire d’une fausse info
La fake news de Sarah Schlitz et Philippe Henry semble être arrivée en Europe il y a vingt ans, sous la plume de la commissaire européenne (excusez du peu) Anna Diamantopoulou, dans un speech donné en mars 2002 : « Au niveau mondial, les femmes de 15 à 44 ans courent plus de risques d’être mutilées ou tuées suite à la violence masculine que par le cancer, la malaria, les accidents de la route ou la guerre combinés ».
Notons déjà plusieurs différences majeures avec les affirmations de nos écolos : Diamantopoulou parlait d’une statistique mondiale, et non européenne. Il n’était pas question de « première cause ». Ni même de « cause », mais bien de « risques ». Elle n’évoquait pas non plus le seul décès, puisqu’elle incluait aussi « les mutilations ».
Quatre mois plus tard, le 17 juillet 2002, on trouvait une version légèrement différente de cette même affirmation dans un rapport du Conseil de l’Europe sur les violences domestiques rédigé par la députée slovaque Olga Keltošová : « Selon les statistiques, pour les femmes de 16 à 44 ans, la violence domestique serait la principale cause de décès et d’invalidité, avant le cancer, les accidents de la route et même la guerre. »
Entre ces deux versions, le « niveau mondial » a disparu. Le 15 ans est devenu 16 ans. Le « risque » est devenu « cause ». La « mutilation » s’est muée en « invalidité », « la malaria » a sauté (les autres causes étant restées dans le même ordre) et l’idée de cause « principale » s’est ajoutée tranquillou. Un point spécial pour « même la guerre », celle-ci étant un facteur impressionnant, mais statistiquement beaucoup moins létal que les autres.
Jaspard en a (déjà) marre
Cette formulation était déjà trop exagérée pour la sociodémographe Maryse Jaspard, « magicienne des statistiques » qui avait dirigé l’enquête nationale française sur les violences faites au femmes, en 2000. Dans Les Violences contre les Femmes, paru en 2005, celle-ci s’insurgeait des chiffres « insensés » de ce rapport du Conseil de l’Europe, dans lequel, écrit-elle, « se côtoient deux affirmations contradictoires : d’une part, qu’une femme meurt chaque semaine en Europe des suites de violences conjugales et, d’autre part, que les violences conjugales seraient la première cause de décès et d’invalidité en Europe […] ». Et Mme Jaspard de conclure : « l’arithmétique simple suffit à démonter l’inanité de ces allégations reprises sans discernement par nombre de personnes publiques ».
Et pas des moindres. Car entretemps, même les Nations Unies avaient repris la fausse statistique dans un dossier sur les violences domestiques, en citant comme source… le Conseil de l’Europe !
Pareil dans la presse. En 2004, soit deux ans après le rapport de Mme Keltošová, Le Monde Diplo utilisait pratiquement la même formule qu’elle, sous la plume d’Ignacio Ramonet : « Au sein du foyer, les brutalités sont devenues, pour les Européennes de 16 à 44 ans, la première cause d’invalidité et de mortalité avant même les accidents de la route ou le cancer. »
Nouvelle montée en puissance : les « femmes » sont tout à coup devenues « les Européennes », la cause « principale » est devenue « la première cause », « la guerre » a sauté, mais on retrouve les accidents de la route et le cancer.
Et depuis cet article, l’affirmation a continué à faire des petits. Ainsi, le 4 novembre de cette année, quand le MRAX s’est réjoui de la loi contre le féminicide, il a écrit : « La violence machiste est la première cause de mortalité des femmes et des filles de 16 à 44 ans en Europe », soit mot pour mot l’affirmation de Sarah Schlitz sur son blog, à ceci près que le MRAX cite comme source… l’article du Monde Diplo de 2004 ! Sauf qu’entre les deux énoncés, l’invalidité a disparu et la violence machiste est devenue la première cause de seul décès ! Fake news, again.
Des européennes en Australie
Mais d’où pouvait bien venir l’affirmation de Mme Diamantopoulou ? Dans mes pérégrinations, je suis rapidement tombé sur un fact-checking de The Conversation qui concernait une affirmation très similaire, publiée dans The Age : « la violence domestique est la première cause évitable de mort et de maladie chez les femmes de 18 à 44 ans. »
Cette fois, Eurêka, on a (enfin) une source : une étude de l’Institut australien de la Santé et du Bien-être (AIHW) portant sur le « fardeau sanitaire », non pas en Europe, donc, mais en Australie ! Et l’Institut avait examiné la violence intrafamiliale envers les femmes de 18 à 44 ans, mais dans le cadre de ses conséquences pour le secteur de la santé.
Pour ce faire, l’AIHW avait calculé le facteur de risque évitable (et donc pas « la cause ») de décès, de maladie et d’invalidité consécutif aux violences — y compris psychologiques — de partenaires intimes. Et l’étalon choisi était le nombre d’années de vie en bonne santé perdues pour les victimes (DALY).
L’AIHW estimait ainsi que les violences d’un(e) partenaire intime représentaient 4,8% du « fardeau sanitaire » évitable et total dû à la perte d’années de vie en bonne santé (Rapport 2003 de l’AIHW, tableau 4.3, p. 71). Les risques induits par ces facteurs étaient principalement l’anxiété et la dépression, et ensuite, les maladies consécutives à l’augmentation de l’usage du tabac, de l’alcool et de drogues illicites.
Mais cette violence était un parmi 14 facteurs de risques sélectionnés. Or, il y en a bien d’autres. On peut penser à la pauvreté (31,7% d’années de vie en bonne santé en moins entre le quintile le plus bas et le plus élevé en Australie) ou encore l’isolation géographique (26,5% entre le désert et les villes). Autrement dit, si les violences envers les femmes se sont avérées être le principal facteur dans ce rapport, ce n’est que parmi ceux qui ont été étudiés !
Le banquable bancal
Les Européennes du Monde Diplo seraient-elles donc en fait des Australiennes ? Eh bien non : le rapport de l’AIWH n’a été publié qu’en 2007, soit cinq ans après le discours de la commissaire européenne, et trois ans après le Monde Diplo. Alors, pourquoi je le cite ? Parce que dès ses premières lignes, il fait référence au graal de notre quête : un Rapport de la Banque mondiale daté de 1993 et intitulé « investir dans la Santé ».
C’est là qu’en page 17, on trouve la phrase : « Au niveau mondial, le fardeau sanitaire de la violence de genre envers les femmes de 15 à 44 ans est comparable à celui d’autres facteurs de risques et de maladies déjà prioritaires au niveau mondial, y inclus le SIDA, la tuberculose, la septicémie lors de l’accouchement, le cancer, et les maladies cardiovasculaires. »
Le tableau qui suit cite aussi les accidents, la guerre et la malaria, qu’on retrouve dans plusieurs des affirmations dérivées.
Comme pour l’AIWH, l’objectif de la Banque Mondiale était de mesurer le fardeau sanitaire en comptabilisant le nombre d’années de vie en bonne santé perdues, attribuables à toutes ces maladies d’une part, et par ailleurs, à la violence domestique et au viol. Et même là ce dernier ensemble n’est pas le « principal » ni le « premier » contributeur (9,5 millions d’années perdues dans le monde) : ce triste honneur revient au maladies et invalidités liées à la… maternité (29 millions d’années) !
Mais surtout, comme on le voit sous le tableau ci-cntre, le rapport précise que la thématique « violences intrafamiliales envers les femmes et viol » n’a été introduite dans ce tableau qu’à titre illustratif. Car contrairement aux maladies évoquées, ce n’est pas une cause en soi mais bien un facteur de risque de provoquer des maladies. Et on ne peut scientifiquement comparer des facteurs de risque et des maladies.
Cette sage précaution n’aura donc servi à rien. Car dès juillet 1997, l’OMS citait ce même rapport en écrivant : « Au niveau mondial, il a été estimé que la violence envers les femmes est, chez celles en âge de se reproduire, une cause de décès et d’invalidité aussi sérieuse que le cancer, et une cause de mauvaise santé plus importante que les accidents de la route et la malaria combinée ». Malgré les précautions, c’est déjà faux : ce n’est pas une « cause ».
Cinq ans plus tard, Mme Diamantopoulou additionnait le cancer, la malaria et les accidents de la route et dérapait déjà.
Et trente ans plus tard, le diagnostic sérieux s’est mué en slogan outrancier pour servir la communication d’une secrétaire d’État, d’un parti, d’un gouvernement. Et c’était inutile et contre-productif. Car des chiffres « glaçants », il y en a, et à foison.
Julie Nicosia, dans Le Vif, en fournit une flopée qui encouragent tout autant à l’action concrète pour s’en prendre au cœur du problème : les violences de genre.
Espérons que ces chiffres effectivement « glaçants » n’auront pas été occultés par tout ce barnum. Parce qu’on ne guérit rien à partir d’un mauvais diagnostic. Et il ne faudrait pas qu’en revenant obsessionnellement sur le féminicide, on détourne l’attention du problème de fond qui concernerait six-cent mille femmes, aujourd’hui, en Belgique et qui blesse, infirme et désespère des dizaines de milliers de fois plus qu’il ne tue : la violence infligée aux femmes, au quotidien, dans le lieu même où elles devraient ne trouver qu’un refuge, la sécurité, le bien-être, et — soyons fous — l’amour.
C’est ça, à mon humble avis, le cœur du problème. Il est d’une complexité folle et l’action gouvernementale devrait la refléter.
Mais voilà, la complexité, ça ne produit pas de slogans.
Si cet article qui a requis une semaine de travail vous a intéressé, vous pouvez contribuer à mon travail (à raison de 2€ minimum, en-dessous, les frais sont prohibitifs).
6 Comments
Claude Scref
décembre 07, 23:00Christine
décembre 08, 11:33Adrien Stockael
décembre 08, 17:27marcel
décembre 08, 18:20Alex
décembre 14, 09:45marcel
décembre 18, 11:15