Francken ou la quille dans un grand bazar électoral.
Ultimatum selon Le Soir. Chantage selon les réseaux sociaux (et un peu Charles Michel), l’annonce par Bart De Wever d’un départ de la N-VA si la majorité demandait la démission de Francken a fait couler beaucoup d’encre. Pourtant, une telle position était évidente. Il faut être vraiment de mauvaise foi, ou considérer que la démission de Francken est légalement obligatoire pour faire mine de s’en étonner. Et plus encore, pour parler d’ultimatum, qui pour rappel (merci Hugo Polliart) requiert une action concrète et une date limite.
Quant au « chantage », c’est tout aussi ridicule : la présence de Theo Francken au gouvernement était l’une des conditions sine qua non de la Suédoise dès le départ. Sinon il aurait déjà sauté dix fois. Au choix, dès la première semaine, pour ses œuvres de jeunesse (la déclaration sur la valeur ajoutée des Africains, un mail homophobe et raciste datant de 2007, son humour glauque en tant que « président du VNV », club à l’humour bourrin dont l’acronyme était calqué sur celui du parti de la collaboration nazie…) Ou, après son intronisation, pour son hashtag #nettoyage évoquant une vague d’arrestations au parc Maximilien. Ou pour avoir comparé MSF à des trafiquants et leur avoir reproché de sauver des vies en Méditerranée. Ou encore pour avoir fait un étrange sondage sur Facebook où il demandait s’il fallait sauver les Syriens chrétiens uniquement, ou les musulmans aussi.
Donc, si ce Franckenstein du bon mot populiste lourdingue (et hélas populaire) est chaque fois passé entre les gouttes, c’est pour une raison très simple : il fait partie du package. Ce n’est pas un chantage, c’est le deal de base. Si faute il y a, elle est originelle. Bart n’a donc fait ni ultimatum ni chantage, hier. Il a simplement rappelé les règles fondamentales de la coalition dont son parti est tout de même mathématiquement le poids lourd. Et de son point de vue électoral, il a raison. Quel entraîneur de foot accepterait de jouer la coupe du monde sans son meilleur buteur ?
Les pyromanes sont en campagne
Autant dire que dans les médias francophones, la « crise soudanaise » cache la vraie nature de ces combats de coqs : on est en campagne électorale, tout simplement ! Si l’affaire Francken a pris des dimensions dantesques, c’est parce que chaque parti tente de tirer ses marrons de cet incendie désormais aussi peu alimenté par de nouvelles informations que gonflé par des éditoriaux répétitifs, des chroniques d’un bel humanisme, et des débats « chauds » autant que manichéens. Et vains.
On analyse les chances du gouvernement, on s’effraie de la virulence des clashes, alors qu’arrive à grands pas une période qui s’apparente à la mère des mères des élections belges, l’événement électoral le plus important depuis que Christophe Collomb a découvert l’Amérique. Rendez-vous compte : toutes les échéances belges concentrées sur moins de huit mois ! Les communales et les provinciales, le 14 octobre de cette année. Et les élections fédérales, régionales, communautaires et européennes, fin mai 2019.
Et les gesticulations qui accompagneront le feuilleton électoral sont d’autant plus amples que les sondages prédisent — s’ils se convertissent en suffrages — plusieurs cataclysmes. Un PTB à 20 % en Wallonie, obligeant le PS ratatiné à un choix tordu : soit, il monte avec le frère ennemi PTB (et uniquement si Ecolo permet de faire l’appoint), soit il monte avec le MR, ce « collabo ».
À Bruxelles, la N-VA pourrait s’imposer côté flamand, un no-go, y compris pour le MR de la capitale. Et au fédéral, la N-VA pourrait peser encore plus lourd dans la balance, mais, côté francophone, le MR pourrait ne plus suffire pour kamikaze à la suédoise. Il faudra alors e qu’au moins un parti francophone accepte de se joindre à une Suédoise bis. Mais lequel ? L’apport du CDH amaigri pourrait ne pas suffire, ou être fatal au parti. Reste l’alternative sans la N-VA, qui pourrait requérir une octopartite !
Bref, ce n’est pas une « simple » crise fédérale qui nous pend au nez, comme en 2010, mais une multicrise à tous les niveaux, qui pourrait n’épargner que la Flandre.
Les Flamands, ça n’est pas conciliant
Obnubilés par l’affaire des vacances de Noël, d’Hiver, ou du Nouvel An, au choix, et faisant comme si la vraie question portait sur le sort de quelques Soudanais, beaucoup d’observateurs francophones, en mode selfie, ont présenté la réaction de Bart De Wever comme une opposition entre Charles et Bart. Ils ont même cru que le mamamouchi anversois réagissait aux cris d’orfraie d’une presse du Sud scandalisée au carré. En fait, de tout ça, De Wever se fout ! En réalité, la sortie du président de la N-VA ne vise ni ne concerne Charles Michel, si ce n’est dans son rôle de réconciliateur des partis flamands !
C’est aux partis flamands du gouvernement que Bart s’adressait. Ils ne cessent de se tirer dans les pattes, surtout les frères ennemis CD&V et N-VA. Parce que c’est le moyen pour le CD&V d’exister dans une coalition concentrée « à droite », dont les chrétiens-démocrates sont l’aile gauche, où l’électeur voit trop le leader incontesté, la N-VA accumuler les points.
Pareil pour l’Open VLD. Comment tirer un quelconque bénéfice de ce gouvernement en tant que parti libéral, alors que le ministre des Finances lui-même est N-VA et que les bénéfices allant aux entreprises lui seront probablement surcrédités ? Là aussi, la faute est originelle : la N-VA s’est précautionneusement réservé les postes qui garantissent une bonne réélection : la sécurité version Jambon, l’immigration version Francken, qui satisfait la majorité des Flamands, sinon des Belges, et l’économie, où Van Overtveldt a étrangement réussi à faire oublier ses confrères de l’économie et du budget, alors même qu’il est l’un des ministres des finances les plus approximatifs qu’on ait connus.
C’est celui qui le dit qui l’est
Pire : alors que la sécurité et l’immigration étaient de « simples » thèmes populistes au départ, ils ont rapidement touché tous les Belges, d’abord du fait des attentats de Bruxelles et de Zaventem (celui du Musée juif date de mai 2014, soit avant la Suédoise), ensuite de par la grande crise des réfugiés de 2015. Jambon a bien géré son image suite aux attentats, malgré des erreurs qui auraient pu (dû) lui coûter son poste. Et si Francken s’est fichu des non-demandeurs d’asile — réputés « illégaux » dans son camp —, il a réussi à loger tous les réfugiés, faisant preuve, sinon d’un minimum d’humanité, au moins d’une efficacité rare chez ses prédécesseurs. Et qu’il a réussi à communiquer à son électorat. Même plus largement : on le plébiscite aussi côté francophone.
Ces trois portefeuilles N-VA, à qui iront donc les lauriers principaux au Festival de Cannes de la réussite gouvernementale, expliqueraient déjà à eux seuls les querelles flamandes. Pour tenter d’exister médiatiquement, chrétiens et libéraux chamaillent les nationalistes au point que parfois, on se demande si Beke, Peeters ou Van Rompuy ne sont pas dans l’opposition. Mais on reste ensemble, parce que celui qui tirerait la prise serait mort de chez mort. Et aussi parce qu’au fond, l’action gouvernementale satisfait tous les partis.
C’est dans ce contexte que, depuis deux semaines, les deux nains du gouvernement, l’Open VLD et le CD&V, ont gentiment tenté de tirer la couverture à eux via le dossier soudanais. Hypocritement, parce qu’ils adhèrent à la politique menée, et qu’ils faisaient pareil sous le gouvernement précédent. Certains n’ont pour autant pas hésité à appeler à la démission du cœur du réacteur N-VA, Theo Francken.
Barbe bleue voir rouge
Alors, Bart a vu rouge. Qu’on soit en campagne, d’accord. Mais qu’on fasse mine d’exiger une démission pour faire son intéressant, en tirant à vue sur le champion N-VA, non ! Il y a des limites. Il a donc, en toute logique, affirmé que si le gouvernement (entendez : les partis flamands du gouvernement) exigeait et obtenait la démission de Theo Francken, il retirerait la prise du gouvernement.
Hormis quelques mauvais coucheurs, le MR, lui, n’a pas non plus vraiment de problème avec la politique de Theo Francken. Qu’il s’agisse du président Chastel, du pugiliste Clarinval ou de Charles « Monsieur Patate » Michel, la défendre ne leur pose qu’un problème : ils ont toute l’opposition et toute la presse contre eux. Alors, quand la furie s’est abattue sur Michel, il a fait le dos rond en attendant que ça passe. Puis, il s’est permis de snober la presse trop unanime à son goût en publiant sa réponse sur Facebook ! Trop fort.
Et quand la presse a cru pouvoir annoncer que beaucoup de MR étaient choqués par les mensonges de Francken, Michel a rapidement sifflé la fin de la récré.
Sur les réseaux sociaux, dans les conversations, on entend pourtant que le MR est fichu, que cette histoire sonne le glas de son existence en Wallonie, et que tout est perdu. J’attendrais plutôt le prochain baromètre pour en juger. Parce que Charles Michel pourrait tout autant avoir « fait le job », aux yeux de son électorat. Son bilan n’a rien de si tragique. Si tout va bien, il pourra présenter au moins de relativement bons chiffres de l’emploi (grâce à la reprise surtout, mais ses fans oublieront ce détail), mais surtout la suppression des charges sociales pour les premiers salariés des indépendants, la baisse des charges générale, utile aux classes moyennes qui regarderont leur portefeuille, ainsi qu’une politique d’immigration qui choque les vrais libéraux, mais séduit beaucoup de Wallons et de Bruxellois qui pensent que « ferme, mais humain » est déjà un très bel effort de la part d’un petit pays comme le nôtre. Dans ce cas, en soutenant Francken, Michel fait d’une pierre deux coups : il se réserve les bénéfices francophones de sa politique, et il se pose à la fois en arbitre et en chef du gouvernement, et tant pis pour ceux qui pensent que c’est Bart qui tire (toutes) les ficelles. Je veux dire, plus de ficelles que n’en tirerait n’importe quel président du poids lourd du gouvernement.
Sa stratégie pourrait mieux marcher qu’on ne semble le penser. Contrairement à la gauche pétaradante et furibarde ces derniers temps, le MR mène une campagne zen, axée sur ses résultats fédéraux, et désormais aussi wallons (en attente). Il sait qu’il y a toujours un électorat francophone de droite, et qu’il est désormais le seul parti de ce côté de la barrière politique. Défi s’est campé au centre voire au centre-gauche, où il a un boulevard depuis que le PS se fait passer pour une sorte de PTB bis. Le CDH, autrefois conservateur, puis centregauchiste, puis pratiquement protosocialiste, n’est plus au centre, ni à gauche, ni à droite, mais en rase campagne, dans une tente scoute à Bastogne. Et désorienté au point que tout à coup, trois semaines après tous les autres, Benoit Lutgen s’est senti obligé de demander la démission de Francken, malgré sa participation au gouvernement wallon avec le MR !
Papaoutai
Et alors que tout le monde hurle, crie, regimbe et rue, l’équipe Michel se présente en assez bon père de famille, gestionnaire, qui parvient à réagir avec calme et pondération même quand on lui reproche son manque total d’humanité. Ça nous donne une droite bien campée, presque traditionnelle, qui passe sans frémir au travers de toutes les crises, quitte à paraître soumise ou lâche aux yeux de certains.
Lâche ? Vraiment ? Charles Michel serait-il réellement perçu comme tel par les électeurs potentiels de droite, alors qu’il a fait preuve d’une audace jamais vue auparavant en Belgique : monter un gouvernement ultraminoritaire côté francophone, avec le parti le plus haï des Wallons et des Bruxellois, pour changer le pays et imposer une politique « enfin » très à droite ?
Même si la Suédoise a quelque chose de faustien, et même si aujourd’hui tout le monde y dépend de la N-VA, penser qu’en trois ans, cette mentalité conquérante se serait muée en soumission au maître Bart est plus qu’hasardeux. Il me semble plutôt que les MRiens ont pris le pli d’assumer leur choix et d’affirmer haut et fort qu’ils n’ont pas choisi la N-VA par opportunisme, mais parce que son programme leur allait comme un gant. Le MR assume son choix. Obtient des excuses de Francken pour son mensonge au Premier ministre. Et réconcilie les partis flamands en éternelle querelle. La seule vraie ombre au tableau est en fait le dossier nucléaire.
À côté de la théorie de la future décrépitude du MR, il y a donc une autre vision possible : le MR est et reste un bien plus redoutable adversaire politique qu’on ne le dit. La gauche ferait peut-être bien de s’en souvenir, plutôt que de grincer crânement que Michel est fini. Car la meilleure façon de perdre une bataille, c’est de sous-estimer l’adversaire.
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12 Comments
Salade
janvier 09, 18:13MAMA - BXL
janvier 09, 18:38marcel
janvier 11, 13:04u'tz
janvier 11, 20:25Eric HAUWAERT
janvier 09, 20:06marcel
janvier 11, 13:05miyovo
janvier 09, 22:54lievenm
janvier 11, 10:58marcel
janvier 11, 13:07miyovo
janvier 12, 18:27Eridan
janvier 14, 12:40Tournaisien
janvier 14, 13:33