Merci Patron. Ou l’envers d’une société vouée aux empereurs du luxe.
D’accord, François Ruffin, c’est de la gauche. Certains diront de l’extrême gauche. Beaucoup de « libéraux » (plutôt néoconservateurs en réalité) utiliseront ce qualificatif pour vous décourager d’aller voir Merci Patron !, le film de Ruffin, un Michaël Moore français pétillant et délicieusement satirique. C’est d’ailleurs le cas du héros involontaire du film : Bernard Arnault. Il n’a pas hésité à user de son pouvoir pour empêcher toute promotion du film « d’extrême gauche », selon lui, dans les médias qu’il possède (Le Parisien, en l’occurrence).
Pourtant, Merci Patron ! n’est pas un film « de gauche ». S’il est sautillant, enthousiasmant, parfois hilarant malgré la misère qu’il nous montre sans cache-sexe (mais sans misérabilisme), c’est parce qu’il est juste. Ou alors, serait-ce d’extrême gauche, de nous plonger dans la réalité ravagée de villes écrasées par des fermetures d’usines décidées uniquement pour optimiser des profits ? Serait-ce d’extrême gauche de révéler la misère humaine masquée à grands jets de com, d’image building, ou de damage control, avec force paillettes et strass ?
Serait-ce d’extrême gauche de réaliser un film sur le quotidien des gens qui perdent tout du jour au lendemain, dans des régions fermées pour cause de délocalisation massive ? Vivraient-ils hors de notre société ? Seraient-ils sans-droits en plus d’être, pour un certain président, sans-dents ?
Serait-ce d’extrême gauche d’exposer les manipulations de grands patrons pour éviter l’exposition des dommages qu’ils causent à la société ? Serait-ce d’extrême gauche, et non un simple devoir citoyen, de révéler les politiques fascinés par leur show, et dont ils usent pour installer leur pouvoir absolu et faire fructifier un trésor qui n’existerait pas sans la sueur d’autrui ? Serait-ce même extrémiste de montrer que des députés PS ont pris fait et cause pour ces gens ?
Une société qui célèbre des fortunes ahurissantes acquises au mépris de millions de destins.
Si c’était le cas, il faudrait conclure que la droite et la gauche traditionnelles ne servent plus les citoyens qui les élisent, mais les profits de quelques-uns. Et le constat serait effroyable pour nos démocraties. Ça signifierait non seulement que nous avons quitté l’état de droit, mais aussi que la société ne viserait plus une répartition équitable du droit à une vie décente (je ne parle même pas d’argent), mais bien par la célébration de fortunes ahurissantes acquises au mépris de millions de destins, ici et ailleurs. Une société dont la valeur centrale ne serait plus le travail, mais l’accumulation de billets verts à un rythme encore jamais atteint auparavant.
Merci Patron ! déconstruit le plus gros mensonge de notre société, bâti à force de publicité et de gestion d’image : non, les accaparements n’apportent rien à l’économie, ils la détruisent au contraire. Ruffin nous montre de façon vivifiante ce qu’on ne voit jamais : l’envers de ce décor que les médias — et je ne fais pas exception — ont pris l’habitude de traduire en chiffres : taux de chômage, taux d’emploi, PIB, revenu moyen.
On s’est plaint autrefois de la société de consommation qui nous avait transformés en consommateurs, transformant les valeurs morales en valeurs banquables. Mais voilà, cette société avait au moins le mérite de maximiser le nombre des consommateurs pour tourner à plein régime, rentabiliser l’investissement et gâter l’actionnaire. Son idéal de profitabilité était l’absence de chômage et des masses laborieuses qui trouvaient leur bonheur à l’achat d’un simple frigo-congélateur ou une nouvelle petite voiture avec toit ouvrant. C’était le bon temps, au final.
Les accapareurs ont pris le pouvoir.
Car dans la nouvelle société organisée par et pour ces mégalomanes, la consommation est réservée à une caste sélectionnée, celle des accapareurs. Les petits accapareurs se battent pour accaparer une part de revenu supérieure à ce qu’ils produisent réellement. Ils se retrouvent au sommet des entreprises où ils fabriquent leur propre indispensabilité de toutes pièces et la vendent invraisemblablement cher, faisant valoir leurs talents dans des cercles de pouvoir qui ne comprennent rien à la valeur-travail et les inondent d’argent frais. Ils grignotent la classe moyenne qui disparaît. Ils alimentent la classe ouvrière du Bangladesh et hurlent que l’européenne préfère chômer.
Au-dessus d’eux, il y a les grands accapareurs. Ils avalent une part hystérique de la masse monétaire et vendent aux petits accapareurs, clients et laquais idéaux, seuls capables de consommer luxueusement et constamment. Pour la masse en dessous, un bête contrat à durée indéterminée est devenu un Graal. Et au moindre décrochage, on tombe dans le néant. On n’existe plus. Et on vous vend que c’est « à cause » d’une mondialisation qui n’a pourtant été organisée que pour cette caste supérieure. Mais au fait, il se passe quoi, quand on n’est plus utile aux accapareurs ?
François Ruffin, rédacteur en chef du petit journal Fakir, nous fait franchir la porte de deux de ces travailleurs qui ont tout perdu. Pas parce qu’ils ont pris trop de risques. Pas parce qu’ils se sont endettés de façon déraisonnable. Pas parce qu’ils ont envie de chômer. Et encore moins parce qu’ils auraient omis de tout donner à l’entreprise qui les employait.
Non. Uniquement parce qu’un immense patron, Bernard Arnault, les a vus comme la société d’aujourd’hui nous invite à les voir : des chiffres, des dépenses, des profits à maximaliser. Ruffin nous frotte à l’ahurissante arrogance de ces gens qui gagnent des millions par an, brassent des milliards, et osent prétendre face caméra que l’emploi est décidément trop cher dans nos pays et que la gauche cherche à les appauvrir !
Jocelyne et Serge Klur ne demandent qu’à produire des vestes qu’ils ne pourront jamais se premettre d’acheter.
Mais bon sang, qu’il aille comprendre ce mot appauvrir ! Qu’il aille prendre la place des héros du film, Jocelyne et Serge Klur, pendant juste une semaine ! Ils étaient ouvriers, ils ont été licenciés comme la plupart de leurs collègues parce qu’ils étaient devenus trop chers. Imaginez : ouvriers chez Ecce (Ecce Uomo, Arrows…) ils auraient pu, après le rachat par LVMH, fabriquer des vestes qu’ils n’auraient jamais pu se permettre d’acheter — des Kenzo —, et ils n’en auraient pas fait une maladie, ils auraient probablement été fiers, au contraire. Mais pour ça, ils étaient… trop chers.
Mais oui, on vous vend que des ouvriers payés au salaire minimum sont trop coûteux pour rendre les costumes de luxe qu’ils fabriquent rentables. Une jolie façon de cacher que le vrai problème, c’est qu’il y a moyen de gagner plus en les fabriquant en Pologne et que pour devenir un Bernard Arnault, il faut sacrifier toute éthique au profit absolu. C’est ce que LVMH a fait. Maximiser le profit. On a produit en Pologne. Et quand les Polonais sont devenus trop chers (!), on a pensé à relocaliser en Bulgarie. Et déjà, les Bulgares commencent à gagner leur vie moins mal. Alors, on relocalisera ailleurs encore. Imaginez ! Dépenser trente euros de main-d’œuvre pour une veste à mille patates, il y a de quoi appauvrir cruellement Arnault, non ?
Outre l’ignominie de cette morale à deux vitesses, qui pèse de tout son poids sur le travailleur et dont la jet-set s’est scrupuleusement libérée, cet écart délirant entre « coût » et « profit » est en train de désagréger toute l’économie occidentale. Une équation que l’industriel et ses courtisans politiques refusent de voir : à force de supprimer des emplois, on supprime aussi des pouvoirs d’achat, de la consommation intérieure, du revenu national, des fonctionnaires, l’éducation, la sécurité, l’armée, bref, l’État.
Alors, l’accapareur accapare encore et encore, à un rythme insoutenable, comme pour avoir une chance de surnager au moment de la grande finale hollywoodienne, le grand crash, le big one, le tremblement de terre qui emportera notre civilisation occidentale.
Jocelyne n’a jamais vu la mer. Il faut dire qu’elle est à 200 km.
Certains des exclus du système ont retrouvé du travail dans ces régions du Nord ratiboisées par les fermetures d’usines. Beaucoup d’autres sont restés sur le carreau. Jocelyne et Serge, eux, n’ont plus que 400 euros par mois pour vivre. Deux fois moins que le prix d’une de ces vestes qu’ils auraient pu fabriquer par centaines chaque mois. Comment ils font pour manger ? « On ne mange plus » dit Serge. Sinon les légumes qu’ils cultivent eux-mêmes. Jocelyne, elle, n’a jamais vu la mer. Elle est à deux-cents kilomètres… Les moyens qu’ils ont eus, ils les ont mis dans la maison. Une petite maison avec un petit jardin. Et tout à coup, ils apprennent qu’on leur saisit la seule chose qu’il leur reste, ce pour quoi ils ont travaillé trente ans. Leur maison.
Alors, François Ruffin se transforme en bon samaritain. Et il fait des deux infortunés des actionnaires de LVMH, leur ancien patron. Pour tenter d’avoir un droit d’entrée à l’assemblée des actionnaires. Le journaliste organise une riposte et plonge avec eux dans la logique de la société de luxe : l’image. Parce que voyez-vous, sans elle, c’est toute la justification du système qui périclite. Elle seule permet de cacher la montagne de faux-semblants qu’on sert au public pour conférer une forme d’éthique aux milliards de l’un contre la misère de dizaines de milliers d’autres.
Et ce constat que l’image est le miroir aux alouettes, le cache-misère qu’il faut préserver à tout prix n’est même pas de François Ruffin ! Il est fait par l’un des collaborateurs de Bernard Arnault, celui qui est chargé de régler ses basses œuvres, de cacher toute salissure, fût-ce en versant un an de salaire gratos pour faire taire les gueux, fût-ce en donnant du travail à ceux qui menacent de faire trop de bruit. « Ne dites pas aux autres… ». « N’en parlez à personne ». « Motus, hein ! »
L’image se désagrège alors en une cascade de mensonges gros comme des barres de HLM : on vous vend du made in France qui vient des pays de l’Est. On ment effrontément en assurant qu’on crée de l’emploi alors qu’on en supprime par dizaines de milliers. On présente une image sublime de mode, de beauté factice et bientôt usée (les mannequins sont de plus en plus jeunes), de réussite personnelle basée sur la confiscation de revenus minimaux et du droit au travail. On parle de luxe français, on le proclame, le président lui-même est enchanté, mais ce luxe est produit dans la plus profonde misère, de Varsovie à Zanzibar. Mais qu’importe ? On achève bien les chevaux !
Finalement, c’est Bernard Arnault lui-même qui prend peur des révélations que pourrait faire le petit journal Fakir, dont Ruffin est le rédacteur en chef et l’animateur, montrant que le journaliste a bien mis le doigt là où ça fait mal. Et qu’il a compris, mieux que les idéologues de bazar qui pensent toujours en termes de lutte des classes, comment remuer le couteau dans la plaie. Il ne s’en prive pas. On s’esclaffe. Après, on est obligé de réfléchir. C’est bien, c’est rare.
Derrière l’accumulation de billets verts, un miroir magique qui cache un décor hideux.
Une fois le décor effondré, on constate avec Ruffin que LVMH n’est pas une entreprise avec un brillant patron qui a su faire fructifier ses investissements. C’est un État dans l’État, bâti en démolissant des projets courageux et même rentables, une forme d’anticapitalisme extrême, et en concentrant toute son activité sur le luxe, et rien que le luxe. Avec un pouvoir qui s’étend jusque chez des députés socialistes. Le Michaël Moore français nous présente un empereur et sa cour innombrable d’accapareurs avides d’une micropromotion. Un Tsar qui distribue le droit de s’enrichir, de paraître, ou même de subsister.
Le grand mérite de Merci Patron ! est de révéler, avec des moyens microscopiques obtenus par crowdfunding, que le politique est désormais au service, non pas de l’économie, mais d’une nomenklatura qui décide aussi du montant de l’impôt qu’elle accepte de payer, ou non — Bernard Arnault délocalise partout mais défiscalise en Belgique. Aux autres, cette nomenklatura laisse le soin de survivre dans l’incertitude, mois par mois, jusqu’à la chute.
Vous irez voir Merci Patron ! Et vous aimerez Jocelyne et Serge, parce que c’est vous et moi. Ils nous rappellent que chacun de nous peut prendre leur place demain matin. Et n’avoir plus que l’étouffement pour quotidien. N’avoir plus d’argent pour s’habiller décemment avant de rencontrer un employeur. Plus d’argent pour payer l’essence et se rendre à une entrevue dans une entreprise. Plus d’argent pour payer les timbres, ni même l’encre pour imprimer des CV. Mais toujours assez de raison pour supporter le regard méprisant de ceux qui leur crient, inconscients, « bossez, salauds de chômeurs » alors qu’ils ne demandent que ça, même au minimum syndical, même en dessous, pourvu qu’ils puissent manger le matin et, peut-être, un jour, aller voir la mer.
À voir dès ce mercredi 11 mai au cinéma Vendôme et Aventure (Bruxelles) et ailleurs.
Si cet article vous a intéressé, vous pouvez m’aider à accaparer un minimum en contribuant pour 2€ ou plus.
25 Comments
Degenève
mai 10, 13:02Yann Bonnin
mai 10, 13:42marcel
mai 10, 18:18L'Archange Gabriel.
mai 10, 16:47Salade
mai 10, 17:36Rivière
mai 12, 14:15Salade
mai 12, 15:50Rivière
mai 17, 17:07Salade
mai 12, 18:52Lachmoneky
mai 13, 20:16Wallimero
mai 10, 19:10Lachmoneky
mai 11, 09:15Gilles-Bxl
mai 11, 18:23Salade
mai 11, 18:48marcel
mai 12, 14:29Capucine
mai 12, 09:27Capucine
mai 12, 10:34Salade
mai 12, 12:08Salade
mai 12, 12:15Wallon
mai 12, 13:47Salade
mai 12, 16:04Jester
mai 13, 09:30beau1thiere
mai 16, 15:06Hansen
mai 17, 05:36Merci Patron. Ou l’envers d’une société vouée aux empereurs du luxe. | Mes coups de coeur
mai 20, 12:43