Charles Michel sur CNN, ou l’interview d’un petit garçon.
C’est grâce à un papier de Béatrice Delvaux que j’ai découvert l’interview hallucinante de Charles Michel par la star de CNN Christiane Amanpour. L’éditorialiste du Soir avait pleurniché notre mal belge dans quelques grands quotidiens du monde, avec un billet étrange où elle fustigeait le Belgian-Bashing tout en reconnaissant qu’on n’avait pas tort de nous critiquer, mais que c’était quand même dégueulasse de le faire, non sans supplier à la fin Madrid, Londres ou la Suisse de nous dire comment on fait après un attentat. L’édito était intitulé « Allô, l’Europe ? Bruxelles à l’appareil »
Euh… Allô Béa ? Ça va ?
Apparemment non. Béatrice Delvaux y étalait un blues belgo-belge à des lecteurs qui ne pouvaient pas la comprendre : qu’est-ce qu’ils savent de nos structures usinagaziennes ? Qu’en ont-ils à foutre de nos tunnels, d’un piétonnier géant ? Et même de ces hooligans venus faire des saluts nazis devant la Bourse. Est-ce que le Suisse, l’Espagnol, l’Italien, l’Anglais s’en souvient ? A-t-il même vu les images ? Et au passage, pas un mot de l‘impossibilité d’organiser un mémorial consensuel, une manif où tout le monde participe, une minute de silence avec le ministre-président de la plus grande région de Belgique. Pas un mot sur l’éclatement politique tragique, le vrai mal de notre pays.
« La star de CNN interroge un premier ministre comme un petit garçon »
Mais le pire, c’est une sorte de parano progouvernementale dont Béatrice a fait preuve dans ce papier, accusant Christiane Amanpour, grand-reporter mondialement réputée, d’avoir maltraité Charles Michel : « Christiane Amanpour, la star de CNN, accuse un premier ministre, interrogé comme un petit garçon, d’être responsable de (quasi) tous les maux de la terre ».
Ça m’a tout de suite fait tilter. Franchement, pourquoi Christiane Amanpour aurait-elle cherché à accabler le pauvre Charles ? Elle a interviewé à peu près tous les dirigeants de la planète, des pires aux meilleurs. C’est l’une des journalistes les plus suivies par les grands de ce monde sur les réseaux sociaux. Elle fait partie des 100 femmes les plus influentes du monde, bardée de prix et de reconnaissances.
Alors, j’ai regardé l’interview que j’avais ratée, elle date du 6 avril. Et je suis tombé de ma chaise, halluciné. Car ce n’est pas Christiane Amanpour qui interroge Charles Michel « comme un petit garçon », c’est notre premier ministre qui répond comme un gamin pris la main dans le sac en accumulant les excuses absurdes et les explications fumeuses. Et si Amanpour finit par le regarder avec sidération, ce n’est que le résultat de ce piteux exercice qui visait — je suppose — à redorer notre blason mais obtint exactement l’inverse. Pourtant, aucune des questions de la grande rapporteuse n’était illégitime. Chez les Anglo-Saxons, on pose les questions qui dérangent. Eh oui, ça change !
Ainsi, quand Amanpour demande à Charles Michel si on sait qui est le troisième homme de Zaventem, le réformateur lui fait une leçon de séparation des pouvoirs, comme si Amanpour était une élève de rhétorique ! Mais en plus, il ne répond pas, affirmant que seul un procureur peut donner cette information.
Charles Michel fait à une journaliste qui tutoie Obama une leçon de séparation des pouvoirs.
Je frémis à l’idée que si elle l’avait interviewé après l’arrestation d’Abrini, elle aurait pu lui demander comment un des terroristes les plus recherchés en Belgique (et ailleurs) avait pu entrer tranquillement dans un aéroport avec l’équivalent de 200 kilos de TNT dans une valise ! Il est vrai qu’il aurait pu lui répondre que le terroriste aurait ensuite été arrêté et non abattu.
Quand elle lui demande comment il se fait qu’on ait trouvé l’appartement juste après l’attentat de Zaventem, et si on ne disposait pas de l’information plus tôt, au lieu de répondre (c’est pourtant simple : « non, on ne disposait pas de l’information plus tôt » suffisait), Charles commence par « je vais être très clair » avant d’envoyer une salve de généralités sur le fait que la Belgique fait bien son travail, citant, pour la sempiternellième fois Verviers comme preuve de notre excellence, soulignant que suite à cette opération, « le monde a félicité la Belgique pour ses bons résultats ». Le monde !
Et il se permet de renvoyer la balle aux Américains, ajoutant qu’en 2000 (c’était hier), on a arrêté un fanatique qui allait attaquer les USA, et aussi qu’on a jugé des terroristes présumés en Belgique et conclut que notre pays a eu des « massive successes » en la matière.
Amanpour parle de Zaventem, Charles Michel lui renvoie le 9/11.
Amanpour, visiblement interloquée par l’enthousiasme autosatisfait de son interlocuteur, lui demande alors s’il pense devoir être félicité après les attentats du 22 mars. Et Charles Michel rétorque : « de la même manière qu’après les attentats de Londres [elle est anglaise], Paris, New York [CNN est américaine], il y a un échec parce que l’attaque terroriste a eu lieu ».
C’est d’ailleurs la seconde fois qu’il fait cette réponse dans l’interview ; la première, il l’a d’abord renvoyé au… 11 septembre ! Mais oui mèdème, regardez votre nombril, bon sang, avant d’oser me poser des questions, nananère !
Quant Amanpour lui demande comment un agent de liaison a pu oublier de transmettre des informations de la Turquie à la Belgique, il répond en deux temps. D’abord, il accuse les Turcs de ne pas avoir envoyé de policiers dans l’avion avec El Bakraoui et il prétend que ceux-ci n’ont prévenu personne au préalable — ce qui est faux.
Ensuite, il révèle qu’il y aura une commission d’enquête en Belgique pour voir comment l’information a foiré, tant en Belgique qu’en… Turquie ! Comme si c’était le rôle du gouvernement belge de jauger les errements éventuels de l’antiterrorisme turc. Je rappelle que ce pays a tout de même arrêté El Bakraoui alors qu’il errait près de la frontière syrienne. Et, d’après les Pays-Bas, la Belgique a ensuite mis six mois à inscrire le futur kamikaze dans le fichier Schengen (en janvier 2016). Et quand elle l’a fait, c’était en mode silencieux (on ne pouvait pas l’interpeller) ! Heureusement que Christiane Amanpour ne savait pas encore que c’était le service intelligence de la police de… New York qui a averti les Hollandais du fait qu’El Bakroui était radicalisé ! Allô New York ? Ici Molenbeek.
La CIA européenne comme moyen de cacher son amateurisme.
Charles Michel en appelle ensuite à une amélioration de l’échange d’infos en Europe et assène qu’il était — rendez-vous compte — l’un des premiers à en appeler à une CIA ou un FBI européen. Un machin probablement absurde qui ne risque pas de voir le jour avant plusieurs décennies et ne résoudra absolument rien à court terme.
L’exercice culmine avec un écarquillant concert de généralités, où notre premier ministre explique qu’il est « un modéré », vaporise des banalités sur comment lancer une enquête, martèle enfin, pour qui pourrait encore lui accorder le moindre crédit, que la Belgique n’est pas un pays raté (failed state). C’était sa première interview internationale après les attentats.
Après le déni du premier, celui de la presse ? Une telle interview aurait dû faire un bruit de tonnerre en Belgique. Mais face à l’accumulation d’échecs, après des années d’errements institutionnels, devant des rapports des comités P et R qui s’annoncent comme des révélateurs d’un manque hallucinant de leadership, de conscience professionnelle, de financement, de rigueur, tant au niveau politique qu’administratif, une partie de la presse belge semble s’être mise en mode « n’en jetez plus ». Incapable de mettre les responsables sur le grill. Incapable de dire leur fait à nos élus (et ça ne date pas de ce gouvernement). Incapable de se confronter à la petitesse de notre mentalité du « ça va d’aller ».
Notre pays a une lourde responsabilité dans la mort de plus de 160 innocents.
Incapable d’assumer que oui, la Belgique a une lourde responsabilité dans la mort de plus de 160 innocents à Paris et à Bruxelles, qui part de l’accueil inamitieux d’une population immigrée, qu’on a ensuite poussé dans les bras de prêcheurs hystériques fournis pour pas un dinar par les Saoudiens, qu’on a laissé grandir dans des ghettos qui n’ont rien de multiculturel, qu’on a regardée se radicaliser en se disant que ça irait mieux après, qu’on a surveillée du coin de l’œil quand ils partaient en Afghanistan, puis en Syrie, en pensant qu’ils allaient crever là-bas et que c’était tant mieux, et quand ils sont revenus, il n’y avait même pas un système central de renseignements permettant d’en suivre la trace.
Pire : quand l’un d’entre eux fut condamné à porter un bracelet électronique, on n’en avait pas sous la main, et il a fallu huit mois pour le lui placer — quand les poseurs de bracelet se sont présentés à son domicile, il était déjà à la frontière syrienne !
Et donc, Christiane Amanpour, ce que notre premier ministre aurait dû vous dire — et ce qu’il a effectivement exprimé par ses dénis, ses réponses effarantes, ses renvois à l’expéditeur, son body language de winner sans trophée — c’est que oui, nous sommes un pays raté, un pays foiré, un pays largué. Et très gêné des réponses ridicules de notre quasi-chef de l’État. Et puisqu’aucun grand journal n’ose faire ce constat à la une, c’est pas demain que ça changera. Allô CNN ? Ici le désespoir.
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19 Comments
Déni et Quatremer : ci-gît la Belgique, et une partie de sa presse. | Un Blog de Sel
mai 03, 22:36Jean Dupond
mai 04, 12:07Démocrite
mai 04, 12:30Démocrite
mai 04, 12:33Pfff
mai 05, 15:24Salade
mai 04, 22:13Tournaisien
mai 05, 08:57Legrand
mai 05, 10:43u'tz
mai 06, 00:51Lachmoneky
mai 06, 16:17Kayzor
mai 07, 09:06Giovannini
mai 08, 08:07Capucine
mai 08, 18:28guypimi
mai 08, 19:47u'tz
mai 09, 23:12Verbrugghen
mai 22, 12:35marcel
mai 22, 22:08Patrick KALI LIEGE
septembre 26, 12:59marcel
septembre 26, 13:22