Les passeurs, boucs émissaires d’une Europe assassine.
Un camion avec 70 cadavres d’immigrants. C’est en Autriche. Il y a huit femmes et quatre enfants, dont un bébé, parmi les victimes. Le chauffeur est en fuite. Immédiatement, deux révoltes s’opposent. Il y a ceux qui fustigent l’Europe, si fermée qu’elle impose aux réfugiés et aux candidats immigrants de prendre des risques mortels (y compris pour passer au Royaume-Uni : il y a eu au moins onze morts depuis janvier dans la région de Calais). Et il y a ceux qui crient haro sur les passeurs, ces salauds, ces ordures, qui font commerce de cet espoir de liberté et tuent de pauvres réfugiés… que l’Europe ne peut accueillir, diront les mêmes.
(Mis à jour suite à certaines remarques de lecteurs attentifs ; le changements sont en italique gras).
Dès janvier, à l’occasion du premier grand drame maritime de l’année, de grands partis européens n’ont pas hésité à fustiger ces passeurs, dans de grands concerts symphoniques larmoyants, avec l’Union pour chef d’orchestre, allant jusqu’à imaginer détruire leurs bateaux en… Libye. Bonjour le droit international, mais passons.
Une partie de la presse a rapidement suivi le raisonnement diffusé avec une colère joliment feinte — ou splendidement hypocrite, c’est au choix — par les instances européennes, cédant à la mode communicative du sépamouasélautre. Sous-entendu, les passeurs. Alors haro sur eux. Reportages sanglants pour souligner leurs crimes. Spectateur impressionné : quelles ordures, ces passeurs !
Bien sûr, union, États et passeurs sont coupables, et bien sûr tout cela découle d’une guerre lointaine, mais lorsque des réfugiés meurent en voulant passer une frontière qui leur est interdite, les États qui érigent ces murs ne sont-ils pas plus (ir)responsables que les passeurs ?
Back to the thirties
Avant-guerre et jusqu’à sa mort, mon grand-père habitait un village-frontière entre la Belgique et l’Allemagne. Dès le milieu des années trente, il savait que des Juifs passaient régulièrement la frontière dans les parages. Tout le monde savait. Et on savait aussi qui étaient les passeurs qui les emmenaient en Belgique. Et il était patent que certains — rares — étaient plus honnêtes que d’autres. N’empêche, on fêtait le carnaval, même avec les « passeurs intéressés », c’était des voisins, parfois des amis. Le « trafic » a duré jusqu’à la veille de la guerre. C’était dangereux : vers la fin des années trente, des SS ont rejoint les gardes-frontières.
Des centaines de Juives et de Juifs, mais aussi des opposants politiques, ont dû leur salut, leur survie, à ces passeurs, qu’ils fussent héros ou ordures. Dans l’imagerie d’Épinal de l’après-guerre, ils ont tous été assimilés à de braves gens courageux, voire des résistants. Bien sûr, certains l’étaient. Mais dans le village de mon grand-père, les plus « connus » se sont tout de même considérablement enrichis en quelques années. Et certains d’entre eux étaient des nazis convaincus. Ils devaient se dire qu’à chaque Juif qu’ils exportaient, ça en faisait toujours un de moins en Allemagne.
Alors que leur emploi ne leur permettait pas un tel luxe, on les a bientôt vus circuler en voiture, ce qui était rare à la campagne. Et ce n’était pas des voitures bon marché mais notamment de grosses… américaines.
Mon grand-père était bibliophile. Il se rendait régulièrement chez un bouquiniste d’Aix-la-Chapelle. Vers la fin des années trente, il a remarqué que, de plus en plus souvent, les livres qu’il achetait venaient de loin. Munich, Leipzig, Berlin. Et qu’en page de garde, on trouvait un nom juif écrit à la main. Je garde précieusement une série de livres de Gustav Frentag, édités en 1876, marqués du nom L. Herz. Cette collection, qui vantait les beautés de l’Allemagne (!), avait été achetée à Berlin, dans la librairie d’un certain J.M. Spaeth qui a apposé son étiquette sur la deuxième de couverture (en cuir). Selon mon père, ce monsieur Herz était un Juif en fuite qui aurait vendu ces quelques livres à un brocanteur sur le chemin de l’exode, de la Belgique, et — espérons-le — du salut. Ce monsieur a attendu le dernier moment pour vendre cette collection qui vantait les beautés du pays qui le rejetait !
Alors, le passeur qui lui a permis de se sauver — et qui était peut-être électeur du parti nazi — était probablement un profiteur, une ordure, un salaud, ou même un criminel. Mais l’organisateur du trafic, celui qui l’a rendu possible, s’appelait Adolf Hitler.
Et donc, c’est parce que les Juifs ont dû fuir l’Allemagne que j’ai ces livres. C’est parce que les Juifs ont dû fuir l’Allemagne, que mon grand-père a pu acheter à bon prix une collection qu’il n’aurait pas pu s’offrir avant cet exode. C’est parce que les Juifs ont dû fuir l’Allemagne que le bouquiniste d’Aix-la-Chapelle a pu faire de bonnes affaires. Et c’est parce que les Juifs ont dû fuir l’Allemagne que Günter (appelons-le comme ça), électeur nazi de la banlieue d’Aix-la-Chapelle, a pu s’offrir sa première (belle) voiture, au prix de risques toutefois considérables.
En se faisant du fric de honteuse façon, Günter a aussi permis à des Juifs de simplement survivre, le bouquiniste a fourni une infâme obole à M. Herz qui a pu payer le passeur, mon grand-père a payé le bouquiniste en se frottant les mains d’une si bonne affaire tout en regrettant ce profit ignominieux, et j’ai en main le résultat de tout ça, qui enrichit ma bibliothèque et me permet de garder la mémoire de ce tragique exode. Heureusement pour moi, ces livres n’ont plus la moindre valeur : même les Petits Riens n’en veulent pas…
À la même époque, a la frontière italo-suisse, selon plusieurs témoignages, des gardes-frontières livraient aux nazis les familles juives qui s’étaient présentées à eux, cherchant un refuge proprement helvétique. On peut se demander si ces douaniers qui livraient des hommes, des femmes et des enfants aux SS recevaient en échange quelques sous ou s’ils obéissaient aux ordres de la Confédération.
Who’s the biggest bastard ?
Si les nazis n’avaient pas décidé de pourchasser les Juifs, Günter aurait continué à s’occuper de ses vaches, le bouquiniste aurait acheté des livres plus honnêtement, mon grand-père aurait raté quelques occasions et je n’aurais pas une collection complète héritée d’un exilé avec tout le poids de la symbolique qui l’accompagne. Ni la responsabilité d’en faire bon usage.
En Italie, après le vote des lois antisémites de 1938, des carabiniers déguisés en contrebandiers « passaient » les Juifs en France contre rétribution qui, en principe, allait au parti fasciste. Les Français les enfermaient dans des camps ou les renvoyaient… en Italie. Comment qualifions-nous aujourd’hui cette politique de la France d’avant-guerre ?
De la même manière, qui serait le second responsable — après Assad des 70 morts dans un camion en Autriche ? Le chauffeur (arrêtons de parler d’assassin, on a du mal à imaginer qu’il ait sciemment tué 70 personnes, ce qui l’a obligé à fuir — un passage qui a mal tourné — et une avidité épouvantable : 70 personnes dans un camion frigo — semblent plus réalistes). Serait-ce alors le chef passeur ? Ou la politique européenne qui rend profitable cet affreux commerce et les risques qui l’accompagnent ? Ou même une presse qui s’acharne à qualifier ces réfugiés probables de « migrants » en « afflux », comme Ricardo Guttierez (Fédération européenne des Journalistes) s’en inquiète, quelle responsabilité a-t-elle quand elle fait paraître un drame d’autrui comme une catastrophe en vue, oui, mais pour l’Europe ? Sachant que c’est l’opinion publique qu’elle influence qui va ensuite élire ceux qui mènent la politique d’immigration et d’asile ?
Aujourd’hui, on se donne l’illusion que nos pères alliés étaient les bons, qui ont fait ce qu’il fallait avant et après le crime de masse le plus épouvantable de l’histoire. Mais même la gentille Belgique a arrêté des Juifs allemands et Italiens le 10 mai 40 ! Le 3 mars 1946, le New York Times évoquait les barrières anglaises envers les Juifs d’Europe de l’Est et la crise alimentaire qu’elles entraînait et que les USA ne pouvaient empêcher à cause de leur bisbilles aves les Anglais. Il s’agissait des rescapés de la Shoah cherchant refuge en Palestine. Ils étaient qualifiés de migrants. Ça ne vous rappelle rien ?
Ce que nous commettons aujourd’hui envers les réfugiés syriens, érythréens, et tous les autres réfugiés, mais aussi envers des gens qui prennent tous les risques pour simplement travailler, l’Histoire nous le reprochera dans quelques décennies. Nos petits enfants nous regarderont peut-être avec mépris comme nous regardons les passifs des années trente avec mépris. Et les passeurs, dont nos édiles ont fait les boucs-émissaires idéaux, passeront — qui sait — pour des héros.
Comme pour les Juifs de 1940, il y en a certainement quelques-uns parmi eux ; il doit y avoir principalement des gens qui cherchent à s’en sortir (particulièrement dans les ports de Méditerranée où c’est parfois une question de survie) ou qui veulent une belle voiture ; il y a un certain nombre de salauds, d’ordures, de criminels, d’assassins.
Mais si leur business fleurit, c’est parce que les ambassades de nos pays ont les volets clos pour les candidats au travail chez nous. Parce que les camps de réfugiés de Turquie ou du Liban sont tellement sympatoches que certains se permettent de présenter les Syriens qui parviennent en Europe comme des réfugiés économiques. Parce que l’Europe des populistes s’est alliée à celle des racistes pour concevoir un mur encore plus haineux que le Rideau de Fer ; celui-ci empêchait les gens de l’Est de passer à l’Ouest. Le nôtre tue quotidiennement pour que notre confort soit plus grand, et notre richesse, partagée exclusivement entre Européens certifiés.
Hier, il a tué 70 personnes sur une route d’Autriche et au moins autant en Méditerranée. Un bilan de 140 morts. À comparer aux trois blessés du Thalys qui ont submergé nos écrans et nos feuilles de chou.
Et que répond l’Europe ? « C’est la faute aux passeurs ». Il y a trop de « migrants ». Rappelez-vous, en 1939, les règles strictes d’entrée en Grande-Bretagne ont laissé un certain nombre de réfugiés sur les plages européennes. Jusqu’à l’invasion allemande. À la télévision autrichienne, le chancelier autrichien assène sévèrement que ces 70 victimes « ont perdu la vie entre les mains des trafiquants » alors que l’Autriche veut renforcer encore les contrôles à ses frontières !
Sépamouasélautre.
Mais l’Europe n’avancera pas sur ce dossier, et fera encore des milliers de victimes à ses frontières, tant que ses membres continueront à prôner une politique immonde. Et à pointer le doigt ce qui n’existerait tout simplement pas sans sa politique isolationniste.
Le gouvernement belge et son populiste adulé.
En Belgique, le président du plus grand parti au gouvernement — qui se prend pour l’empereur Auguste alors qu’il tient plutôt d’un Poujade de province — évoque carrément la réduction du statut de réfugié à celui de mendiant. Pour lui, comme pour d’autres populistes en Europe, l’accès du continent aux réfugiés n’est même plus une option. Qu’ils restent en Syrie ! Augmentons la hauteur de ce mur, bon sang ! Qu’il en crève encore plus au passage !
Sa solution : renvoyer immédiatement en Turquie ceux qui arrivent en Grèce. Pourquoi ? Parce qu’il y a déjà trop de réfugiés reconnus à Anvers, qui n’en peut plus, étouffe, se révolte — quand je vous parlais d’un poujade de province !
Il y a, selon lui 1.700 réfugiés à Anvers. Sur 516.009 habitants. Ça fait 0,33 %. Insupportable pourcentage.
Pour justifier ce mur, De Wever réduit le réfugié à un profiteur. Au mépris des engagements européens, il s’offusque qu’il ait les mêmes droits qu’un autre citoyen. Le réfugié ne mérite pas cet égard, dit-il en substance à une foule avide de colère, jalouse comme un tigre de n’avoir pas tout perdu et de ne point devoir vivre l’exil, elle qui cravache sa petite Opel tous les matins pour entrer dans une ville, y travailler, et payer sa côte de porc du jour à la sueur de son cul vissé sur une chaise.
Réduire le statut des réfugiés, bon sang ! Mais comment peut-on laisser passer de telles horreurs à la télévision sans réagir ? C’était déjà le cas pour les homosexuels derrière les guichets d’Anvers. Ce fut la même chose pour les Berbères, et maintenant, les réfugiés, qui « profitent », et qu’il faut renvoyer. Bart De Wever : « la porte [arrière] doit être fermée à clé ».
Ce message destiné à la population qui ne demande qu’à collectionner les boucs émissaires, est passé cinq sur cinq.
Bart De Wever n’est que le sommet de l’iceberg. Pratiquement tous les pays d’Europe crient qu’il faut faire quelque chose, tout en soutenant la politique inverse. Pourtant, depuis janvier, nous avons plus de morts civils sur la conscience, rien qu’à nos frontières, qu’Israël à Gaza l’été passé. Et sans tirer le moindre coup de feu.
Pire ! Ce quelque chose qu’il faut faire, on n’a même pas commencé à l’imaginer ! Toute l’énergie est employée à monter les murs et à faire en sorte que personne ne nie plus leur nécessité On ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais la Turquie, le Liban, la Jordanie, eux, ils peuvent. Ce qu’il faut faire, c’est repenser intégralement notre politique d’immigration. Envoyer d’urgence nos spécialistes examiner le système canadien qui n’est peut-être pas idéal, mais est toujours plus performant que le nôtre. Ce qu’on peut déjà faire, avant de remballer un à un des gens qui ont risqué leur vie pour parvenir jusqu’à nous, et suivi un parcours héroïque, c’est de leur demander ce qu’ils savent faire, ce qu’ils veulent faire, comment ils peuvent enrichir notre collectivité.
On a renvoyé des universitaires parce que leur présence était « illégale » sans même se demander une seconde si on ne se dépouillait pas d’un talent ! Cette bêtise crasse montre que nous privilégions la couleur de peau à l’expertise.
Et rien ne sera possible avant qu’on ne soit parvenu à briser les discours mielleux des populistes fielleux qui pompent petit à petit des politiciens traditionnels dans leur escarcelle répugnante, dame ! ça rapporte des voix !
Je réserve du reste le mot de la fin à ces hypocrites de droite limite qui se revendiquent fièrement les frères salvateurs des chrétiens de Syrie : dès que ces derniers veulent mettre un pied en Europe, ils les remballent comme les autres !
Avec leurs gueules de métèques, de Juifs errants, de pâtres kurdes.
0 Comments
Ergo
août 28, 16:43Marcel Sel
août 28, 16:52Ergo
août 28, 17:23Marcel Sel
août 29, 00:21FAMEREE
septembre 04, 00:37Marcel Sel
septembre 06, 01:26MartineV
août 28, 17:48Isa412
août 28, 19:22Marcel Sel
août 29, 00:42Isa412
août 29, 12:16Marcel Sel
août 30, 21:41Isa412
août 31, 18:31Schoonaarde
août 28, 21:12Marcel Sel
août 29, 00:50u'tz
août 30, 21:15Mélusine (la vraie ;) )
août 30, 03:57Lachmoneky
août 31, 15:18Rivière
août 31, 10:43Schoonaarde
août 31, 20:24Pfff
août 31, 21:21polhippolyte
août 28, 16:56Ygaëlle
août 28, 17:44Marcel Sel
août 29, 00:21Hansen
août 28, 17:53Marcel Sel
août 29, 00:25MUC
août 28, 19:14Marcel Sel
août 29, 00:38Yves R
août 29, 11:00FAMEREE
septembre 04, 00:55Marcel Sel
septembre 06, 01:28Gilles- Bxl
août 28, 20:09Eridan
août 29, 13:52Mélusine (la vraie ;) )
août 30, 04:07Tournaisien
août 28, 21:30Marcel Sel
août 29, 00:50Wallimero
août 28, 22:08Mélusine (la vraie ;) )
août 30, 04:11Mélusine (la vraie ;) )
août 30, 04:15u'tz
août 30, 21:21MarieH (@bullbizou)
août 28, 22:48Marcel Sel
août 29, 00:54MarieH (@bullbizou)
août 29, 07:15Marcel Sel
août 30, 21:30Mélusine (la vraie ;) )
août 30, 04:29MarieH (@bullbizou)
août 31, 00:20Obseevateur BXL
août 29, 09:40Marcel Sel
août 30, 21:30FAMEREE
septembre 04, 01:11martin
août 29, 10:05Sara B.Z.
août 29, 10:06Marcel Sel
août 30, 21:37Eridan
août 29, 10:32Lavergne
août 29, 10:49Marcel Sel
août 30, 21:39xavier
août 29, 11:30Capucine
août 29, 11:31Capucine
août 29, 11:59Debelle
août 30, 09:03FAMEREE
septembre 04, 01:22Schoonaarde
août 30, 11:30Marcel Sel
août 30, 23:45u'tz
août 30, 22:01André Unis
août 31, 10:58Ergo
septembre 01, 12:06Marcel Sel
septembre 01, 18:56André Uni
septembre 01, 23:29Marcel Sel
septembre 02, 13:03André Unis
septembre 02, 14:53Alex
août 31, 12:38Marcel Sel
août 31, 17:19MUC
septembre 01, 13:58Marcel Sel
septembre 01, 19:20uit 't zuiltje
septembre 02, 12:54xavier
août 31, 20:39xavier
septembre 01, 07:33Marcel Sel
septembre 01, 11:37André Uni
septembre 01, 23:32Marcel Sel
septembre 02, 13:04André Unis
septembre 02, 14:56Salade
septembre 04, 22:51Mélanippe
septembre 05, 14:23Marcel Sel
septembre 06, 02:21Sokolov
septembre 06, 16:01Marcel Sel
septembre 06, 21:49Mélanippe
septembre 06, 13:04Marcel Sel
septembre 06, 21:44