Je suis musulman, ou le slogan oublié.
La critique de l’islam est vive aujourd’hui. Souvent hypocrite. On traite les Européens de religion musulmane comme s’ils étaient étrangers. Si l’on a raison de pointer les défauts des religions (homophobie, inégalité de la femme dans le clergé, etc.), l’on ne peut partir du principe qu’elles sont incapables d’évoluer. Tous les cultes ont leurs progressistes. Stigmatiser l’islam en particulier va à l’opposé de l’intégration, du vivre ensemble, et du ciment national.
Pourtant, samedi dernier, le premier ministre français Manuel Valls a twitté
#JeSuisCharlie #JeSuisPolicier #JeSuisJuif #UnitéNationale
— Manuel Valls (@manuelvalls) 10 Janvier 2015
Vous avez remarqué ? Comme beaucoup, il n’a pas twitté #JeSuisMusulman. Une absence justifiée par le fait qu’on a limité les « Je Suis » aux « raisons » que les jihadistes avaient eues de tuer : ils ont assassiné des journalistes et des dessinateurs parce qu’ils faisaient partie de l’équipe de Charlie Hebdo. Je suis Charlie. Ils ont assassiné quatre jeunes hommes parce qu’ils se trouvaient dans un magasin cacher — parce qu’ils étaient juifs, donc. Je suis juif. Et ils ont assassiné des policiers parce qu’ils gênaient leur action — d’où l’on décide que c’était parce qu’ils étaient policiers. Je suis policier. Alors, puisque personne n’a été tué « parce qu’il était musulman », le premier français évite le mot-dièse #JeSuisMusulman. Cette explication m’a été donnée maintes fois, pour maints autres twits du même genre.
Ce faisant, Manuel Valls calquait la logique du #JeSuis sur celle des terroristes eux-mêmes : il ne se réclame que de leurs cibles primaires, sans manifester sa solidarité envers les pratiquants de la seconde religion d’Europe, celle qui est régulièrement agressée, discriminée. Il ajoute néanmoins #UnitéNationale. Dans Arrêt sur Image, Didier Porte montre à quel point l’amalgame envers les musulmans est toléré dans notre société soi-disant égalitaire.
Victimes collatérales.
Pourtant, les musulmans sont, sur le long terme, doublement victimes d’Al Qaeda et de l’Organisation « État islamique ». Non pas victimes au même titre que les malheureux qui ont été lâchement assassinés par les totalitaristes d’Al Quaeda et de l’OEI. Mais la communauté musulmane est néanmoins l’une des deux que les massacres d’il y a deux semaines ont le plus touchées et toucheront encore à l’avenir. Car ces organisations terroristes n’ont pas seulement pour but d’établir un soi-disant califat, mais aussi de susciter l’insécurité en Europe, en semant la division dans nos sociétés, sur le dos, principalement, des musulmans.
Elles s’attaquent en effet à des cibles non musulmanes sur notre territoire alors qu’elles tuent quotidiennement des musulmans ailleurs. Ils sont même les principales victimes de leurs exactions barbares. Ce faisant, Al Qaeda et l’OEI alimentent ici leurs alliés objectifs que sont le Front national en France, le Vlaams Belang en Belgique, PEGIDA en Allemagne, sans compter les innombrables élus et intellectuels de droite dérivante qui surfent, l’air de ne pas y toucher, sur la vague islamophobe, avec une redoutable efficacité à en juger par leurs lecteurs ou auditeurs sur les réseaux sociaux.
En Flandre, sur le facebook de Pegida Flandre, l’on peut lire des commentaires du style « Les musulmans ne sont pas de cette époque. Ils vivent encore au Moyen-âge. Dégoûtante religion de cons. » Ou encore « Vous avez besoin d’un bon Führer, qui ait quelque chose dans le pantalon. » Sans oublier les propositions de déportation de tous les musulmans hors d’Europe.
Chacun a une opinion sur les musulmans. Mais qui se soucie de ce qui se passe vraiment chez les musulmans de chez nous ? Dimanche passé, une commerciale m’a expliqué avoir rencontré un client musulman en larmes parce qu’il ne supportait pas qu’on tue au nom de sa religion, et qu’il se demandait ce qui allait encore tomber sur la tête de sa communauté religieuse.
Alors oui, l’islam européen est à la fois une cible de l’extrême droite, et une cible des terroristes qui provoquent leur rejet pour tenter de les radicaliser. Il me semble donc inconcevable de ne pas associer le slogan #JeSuisMusulman aux autres, surtout quand on se réclame du vivre ensemble. Faire comme s’ils n’étaient pas concernés, c’est nier qu’immanquablement, l’amalgame est et sera fait entre les musulmans et le terrorisme. Or, la population musulmane d’Europe est extrêmement variée, et les opinions qui y circulent le sont tout autant.
Je rappelle en plus qu’au moins un musulman a bien été tué, Ahmed Merabet, policier de son état. En ne l’associant pas aux autres, le pouvoir, sinon la majorité des manifestants de dimanche passé, laissent le slogan #JeSuisMusulman à ceux qui l’associent à #JeNeSuisPasCharlie (ce qui n’est pas encore dramatique) voire, pour les pires, à #JeSuisKouaichi. C’est une erreur déjà facilement récupérée, par exemple, par Dieudonné, avec son tristement célèbre « Je suis Charlie Coulibaly », choisissant de s’identifier à celui qui a tué des Juifs parce qu’ils étaient juifs.
On me dit de tout côté qu’il faut éviter le communautarisme. Mais sur les réseaux sociaux, les mêmes prêcheurs de bonnes pratiques font exactement le contraire : dès que je publie un twit signé « Je suis musulman », je suis retwitté par des musulmans et des gens plutôt de gauche. Dès que je publie un « Je suis juif », c’est plutôt à droite qu’on me retwitte, et dans les milieux trop philosémites pour être aussi islamophiles. Décevante constatation. Chacun campe dans sa soi-disant « communauté » (la première communauté étant la « blanche ») et crie que c’est la faute à l’autre. C’était le rôle du premier ministre français de s’y opposer clairement.
Nettoyage de printemps (priapisme inclus)
L’islamophobie s’exprime notamment dans des discours politiquement très corrects, mais néanmoins imbuvables. L’on exige par exemple des « nouvelles communautés » d’adhérer à un panel de « valeurs » dont on ne détaille jamais le contenu. À la droite de la droite, on brandit l’Europe « judéo-chrétienne » tout en la prétendant « laïque », voire « neutre » ! Or, les « valeurs occidentales » au sens citoyen du terme sont tout, sauf « chrétiennes », et encore moins « judéo » : comment l’Occident pourrait-il se réclamer de l’héritage juif, lui qui n’a fait qu’assassiner des Juifs, et les obliger à se convertir, depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne jusqu’en 1945 — sans compter la judéophobie toujours bien présente y compris chez certains qui, justement, se réclament judéo-machin ? Et comment peut-on se réclamer d’une neutralité durement acquise après des siècles de lutte contre le pouvoir religieux — qui n’a pas hésité à brûler des athées, hérétiques et des apostats — et affirmer sans blêmir que l’Europe est de « culture chrétienne » ?
La culture chrétienne de l’Europe, qui a fondé sa renaissance sur l’art et la philosophie gréco-romaine et son panthéon ?
Avant d’imposer une lecture de notre société aux musulmans, le minimum serait de nettoyer la nôtre de l’épaisse couche d’hypocrisie et de philosophie de bazar qui la brouille à nos propres yeux. Si l’on veut une Europe de souche, on la trouvera plutôt dans les pratiques des druides et les dieux germaniques. Rappelons que le catholicisme a dû créer des saints, toujours idolâtrés, pour satisfaire le besoin de panthéisme des Européens (jusqu’à déguiser Priape, dieu de la fécondité, en Saint-Guignolet). Ou au moins, intégrons aussi les apports arabes, turcs, indiens, qui ont participé à fonder nos sciences, tout comme notre philosophie. Non, l’Europe, au sens des valeurs publiques, n’est pas de caractère « judéo-chrétien », elle a au contraire mis des siècles à s’extirper du caractère chrétien qui lui a été imposé par le pouvoir papal et a trouvé tardivement le chemin de la démocratie, invention grecque de l’époque de Zeus.
L’idée que les musulmans (à savoir, dans l’esprit de certains, toute personne basanée a priori, à elle de se déclarer non-musulmane) doivent s’adapter « à nos valeurs » est elle-même une démonstration du glissement de notre mode de pensée global vers un conservatisme radical qui réjouit l’extrême droite. Elle part du principe que de facto, l’islam n’est pas compatible avec nos lois et qu’il faut donc que les musulmans s’y adaptent — ce qui implique en plus le soupçon que c’est une mission impossible. À cela s’ajoute un tsunami de vocations de « spécialistes » de l’islam autoproclamés et formés sur les réseaux sociaux qui reprennent quelques sourates soigneusement choisies pour démontrer que le Coran est un livre dangereux en soi. Ce sont les missionnaires d’un véritable Protocole des Sages de Sion en réseau qui plaident uniquement à charge, prétendant s’y connaître aussi bien après quelques lectures ou copier-collés que des imams qui étudient les textes depuis des décennies !
Lorsque des politiciens et des intellectuels commencent leur analyse en évoquant la soi-disant nocivité du Coran, ils disent en fait que les musulmans doivent se déconvertir ou partir. Bien sûr, cela n’est jamais dit tout haut, mais de Dieudonné à Geert Wilders en passant par Zemmour, nous sommes dans l’époque du non avoué, du politiquement correct xénophobe qui cache une hideuse conception des relations entre les êtres.
Des juifs et des musulmans plus catholiques que le pape.
D’autant que le christianisme n’est pas non plus facilement compatible avec « nos valeurs ». Le simple fait que le pape ait condamné les caricatures le montre. À l’inverse, Haïm Korsia, le grand rabbin de France nous donne un remarquable exemple de séparation du pouvoir et de la foi, proclamant le droit au « blasphème » dans Le Figaro, comme Guy Birenbaum (Europe 1) l’a relevé sur Twitter. »
« Il y a une notion de blasphème pour le croyant, mais on ne peut pas projeter notre interdiction sur les autres […] Si quelque chose est blasphématoire pour moi, je ne le regarde pas. Dire [que Charlie Hebdo est allé trop loin], c’est commencer à justifier. Si vous commencez à dire ‘liberté de la presse, mais’, le ‘mais’ est coupable. Il n’y a pas de ‘mais’. Liberté d’expression et liberté de la presse sont des fondements de notre démocratie. »
On peut trouver une interprétation tout aussi compatible avec les lois européennes chez l’imam Mohamed Barjafil : « Si on veut quitter la France, qu’on la quitte, mais pas pour des raisons religieuses, car aucun pays arabo-musulman n’offre la liberté qu’on y a. » Et une leçon à ses fidèles : « Ainsi chers tous, le prophète aurait répondu à Charlie, certainement pas à la barbare comme on l’a vu ces jours-ci… », une déclaration assortie d’une démonstration directement sortie des hadiths (vie de Mahomet) où l’on découvre que le Prophète n’a pas besoins de zélotes armés pour se défendre.
Contrairement à ce qu’a dit Éric Zemmour, l’Islam n’est donc pas moins compatible avec la République, ou « nos valeurs » que n’importe quelle autre religion. L’une des « valeurs » occidentales que l’on nous brandit le plus souvent — la laïcité — n’est déjà pas « respectée » par nos États et nos édiles — elle n’est du reste inscrite que dans deux constitutions, la française et la portugaise. En Belgique, l’on célèbre toujours la royauté lors d’un Te Deum catholique. Ajoutons à cela les références récurrentes à la religion — le seul fait de présenter l’Europe comme « judéo-chrétienne » —, qui ne font qu’ajouter à la confusion. En fait, l’islam d’Europe ne fait que calquer sa relation à l’État et à la neutralité sur celle de l’Église catholique.
Plus grave : en priant les immigrés, descendants d’immigrés, et adeptes de religions nouvelles en Europe de « s’adapter » à « nos valeurs », tout en laissant ce contenant imprécis au point qu’il est utilisé par des démocrates sincères autant que par des fascistes xénophobes, on leur impose une soumission à une formule parfaitement floue. Ce qui permet au législateur, et plus souvent aux intellectuels, d’en aggraver le sens au détriment des musulmans en fonction de l’actualité, de leur humeur ou du prix du baril.
Le voile sur nos « valeurs », ce n’est pas le voile !
Ainsi, « nos valeurs » autorisaient naguère tout naturellement le port du voile à l’école. Il a été interdit. De même, le voile semblait légitime dans nos administrations. Il ne l’est plus. Le niqab (équivalent saoudien de la burqa) était autorisé en rue. Il est désormais interdit. Et peu importe si des princesses du Golfe Persique se font ensuite arracher les boucles d’oreilles par un fonctionnaire obtus, pour avoir fait ici comme elles font au quotidien là-bas. Je ne dis pas que je suis contre ces mesures, je dis qu’elles s’intègrent mal dans le concept de liberté qu’on brandit à tout bout de champ, et qu’on n’a pas cherché à mesurer leur efficacité sociétale. Elles peuvent être le signe d’une dérive populiste où, sous prétexte de neutralité, l’on impose aux religions une adéquation que l’on n’impose pas à la religion majoritaire. Elles sont difficiles à remettre en question publiquement quand, dans d’autres pays de libertés, elles sont vues comme stigmatisantes ou antilibérales. À l’heure qu’il est, je me demande si ces mesures ont amélioré le vivre ensemble.
Car la France et la Belgique, deux des pays à avoir exclu les signes convictionnels de l’école, sont aussi deux des plus gros fournisseurs de candidats-jihadistes. Ces mesures légales permettent aussi à des xénophobes de rue de se croire autorisés à s’en prendre verbalement et physiquement à des femmes voilées. Même s’il est audacieux de prétendre qu’il y ait là un lien factuel avec le « jihadisme », le débat devrait rester ouvert et se faire, non pas sur fond d’hystérie et d’hypocrisie (parler de signes convictionnels lorsqu’on vise précisément le voile…), mais sur des données factuelles.
Du côté des intellectuels, la situation est pire. Lire Zemmour prétendre que s’intégrer suppose qu’on donne à ses enfants des noms français (ou belges), est non seulement parfaitement ridicule (les parents de Kevin, Dylan, Shana, Yasmine et autres imports récents doivent être bien marris), mais c’est aussi une manière subtile de prétendre que les noms musulmans, et donc les musulmans, n’ont rien à faire dans nos pays. C’est une position purement nationaliste qui montre la dérive de notre société notamment médiatique : le général de Gaulle, homme de droite et défenseur de la France éternelle s’il en est, n’y aurait même pas pensé !
Aujourd’hui, ce genre d’opinion est émise à des heures de grande écoute par une nouvelle élite islamophobe à la face des Zorah, Fatima, Abdel, Mohammed, mais aussi des Tzipi, Moshe, Avigdor, Benyamin, ou encore, des Jan, Dirk, Sharon ou Douglas.
On trouve très élégant que l’un des plus grands auteurs français n’ait rien trouvé de mieux que de baser son dernier roman sur l’idée que la France deviendrait brusquement totalement musulmane, un concept qui semble valider les théories du grand remplacement, et pour tout dire, la grande peur populaire manipulée depuis des lustres par toute l’extrême droite européenne. Le contenu du roman est peut-être formidable, l’idée est idiote, elle ravit les extrémistes. Quand les grands romanciers ont-ils cessé de réfléchir ?
Quand ce n’est pas Michel Onfray qui prétend que la gauche serait islamophile par pur antisémitisme ! S’il y a bien des gauchos qui satisfont leur judéophobie en plongeant avec délice dans une pseudodéfense des Arabes, la gauche n’est pas plus ça que la droite n’est l’inverse. Mais les politiciens non plus ne nous épargnent pas, soignant chacun sa petite paroisse en invectivant l’autre. Notre époque serait-elle celle des imposteurs ? Ah, j’ai aussi oublié Valeurs Actuelles et les couvertures récurrentes de magazines plus mainstream, qui réduisent l’islam et les musulmans à un niqab.
Les valeurs vraiment actuelles
Tout ceci, sous le couvert des formidables « valeurs occidentales », pourtant si floues, si mouvantes. Il devient alors urgent de rappeler que les seules valeurs imposables qui aient cours dans un État de droit, ce sont les lois, y compris les traités internationaux que nos États ont ratifiés et en particulier le Traité de Lisbonne. L’article 1 de ce dernier est d’une clarté éblouissante :
« L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. »
Quant au contenu de la valeur de « non-discrimination », l’article 10 le précise :
« […] l’Union cherche à combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. »
Quand, dites-moi, avons-nous proposé cette définition claire « aux musulmans » ? Jamais ! Et l’une des raisons de cette coupable omission est que clarifier les choses n’arrange pas l’Église et ses défenseurs. Celle-ci n’a toujours pas admis, en Europe même, les conséquences de cet article premier du traité européen : la liberté implique que l’on peut se moquer des religions et les critiquer sans limites. La non-discrimination pour raisons religieuses implique que cette critique ou cette moquerie ne peut se transformer en opprobre ou en invitation à la détestation des croyants.
La laïcité permet de résoudre cette équation apparemment complexe : les religions ne doivent plus, en vertu de la neutralité, prétendre résoudre des questions publiques. Ainsi, le pape peut évidemment recommander aux catholiques de ne pas avorter ou de ne pas recourir à l’euthanasie. Mais il ne peut interférer dans les affaires publiques en soutenant une interdiction, dans un État, de l’avortement ou de l’euthanasie. Le problème, c’est qu’il continue à le faire.
Le pape peut bien entendu détester des caricatures du Christ ou d’autres figures théologiques. Il peut même dire qu’il trouve ça dégoûtant, tant qu’il est clair qu’il s’adresse aux croyants. Il peut interdire aux catholiques d’en dessiner ou de lire Charlie Hebdo. Mais il ne peut pas se présenter comme une référence universelle. C’est cette limite qu’il a outrepassée en légitimant la violence contre les caricaturistes : « Il y a tant de gens qui disent du mal des religions, qui s’en moquent, qui raillent les religions des autres. […] Ce sont des provocateurs. Et ce qui leur arrive est ce qui arriverait au docteur Gasparri s’il insultait ma mère [il peut s’attendre à prendre un coup de poing]. Il y a une limite. »
Comment aurait réagi l’aréopage intellectuel si un imam avait osé une déclaration similaire ? Celle du pape n’a pas fait l’objet de grandes condamnations. On impose aux musulmans de « s’intégrer », mais on leur refuse d’emblée un traitement égalitaire alors qu’une telle égalité est au cœur de nos « valeurs » ? Il faut changer ça, et vite !
Pour se convaincre de la nocivité des propos du pape François, il suffit d’écouter les imams en formation à la grande mosquée de Paris. Non seulement ils ont la même position que lui, mais de surcroît, c’est de lui qu’ils se réclament ! Alors, sont-ils extrémistes ? Le pape est-il extrémiste ? Ou a-t-il oublié d’utiliser son autorité pour expliquer que, dans sa dernière couverture, Luz (Charlie Hebdo) n’a rien fait d’autre qu’utiliser sa liberté d’expression ?
L’église au milieu du village laïque.
Ce privilège d’opinion laissé à l’Église, elle y tient parce qu’elle y trouve un semblant de ce pouvoir qui l’a corrompue pendant des siècles et continue à la corrompre — même si le travail du pape François au niveau de la Curie est d’un courage bienvenu. Au lieu d’un message d’amour et de fraternité, elle nous sert un message communautariste, celui de la « communauté des religions » contre celle des citoyens. Le fait que ce message ne provoque pas un tollé pose problème : comment des musulmans vont-ils admettre qu’on leur impose « d’être Charlie » jusqu’au bout des ongles alors que le pape clame ne pas l’être du tout ?
Tout ceci montre que le travail de neutralisation de notre société est loin d’être abouti. Nous avons mis plusieurs siècles à obtenir un semblant de séparation des églises et de l’État. Mais l’Europe n’est jamais arrivée à éviter l’immixtion du catholicisme en politique. Le combat pour une citoyenneté réellement neutre n’aboutira en fait jamais, et la veille doit donc rester permanente. À l’inverse, des athées radicaux rêvent toujours d’abolir les religions, que nous devons défendre. Nous devons donc à la fois protéger et subvertir les cultes.
Du côté subversif, l’anticléricalisme actif est l’une des caractéristiques fondamentales de notre société. Elle n’a toutefois jamais été expliquée aux musulmans qui arrivaient en Europe voici quelques décennies avec une conception très différente de la relation entre État et religion. La liberté d‘expression extrême héritée de la Révolution française leur étaient — et leur est souvent encore — totalement étrangère. Ils n’avaient ni les codes, ni la pratique pour gérer les « blasphèmes de presse ». Si un nombre important de musulmans ont compris comment traiter cette notion liée à la liberté de la presse, force est de constater que beaucoup n’ont pas reçu les codes nécessaires au décryptage. Les imams, trop souvent importés, n’ont pas fait ce travail, l’État ne l’a pas fait, nos politiques et éducateurs ne l’ont pas fait. Ou du moins, trop peu souvent.
Lost in translation
De nombreux musulmans se sont alors vu mettre les caricatures du Prophète sous le nez sans le moindre contexte. Des médias, des intellectuels leur ont trop souvent expliqué qu’ils devaient se les prendre dans la gueule en se taisant et en encaissant. La violence d’une telle attitude explique que même la sortie de quatre millions de Français dans les rues, y compris pour défendre le fait qu’il ne fallait pas assimiler les islamistes aux « musulmans modérés » (drôle d’expression, au passage) n’a pas permis de les convaincre que les caricatures de Charlie Hebdo ne les visaient pas personnellement, ni même ne parlaient ou ne représentaient réellement le Prophète ! Aucune mise en contexte ne leur a été proposée.
Si aujourd’hui, certains imams ont compris qu’il était idiot de penser qu’un humain, non-musulman de surcroît, était en mesure d’insulter une idée aussi puissante que celle d’un être suprême ou de son prophète, la plupart en sont toujours à considérer toute représentation comme un tabou, y compris en-dehors de l’islam. Ils ne font en fait pas pire que bien des curés, tout aussi rétifs à expliquer à leurs ouailles comment être à la fois bon croyant et bon citoyen.
Ajoutez à cela la discrimination et la violence à l’encontre des altérités et aujourd’hui, particulièrement, des musulmans et des juifs, et vous aurez une situation explosive. Le travail urgent n’est donc pas d’expliquer aux musulmans pourquoi ils doivent se prendre ce qu’ils considèrent comme une insulte dans la tronche sans broncher, mais bien de prendre conscience de notre devoir de défendre leur liberté de culte et l’honorabilité de leur religion avec la même énergie que l’on défend le droit des humoristes à s’en moquer. Au lieu de ça, on entend un Philippe Tesson, ex-rédacteur en chef, assimiler les musulmans aux terroristes !
Plutôt que de proposer de repérer et de rééduquer les jeunes qui n’ont pas respecté la minute de silence (faisant usage de leur… liberté d’expression), il est urgent de leur dire qu’ils ont parfaitement le droit de crier publiquement qu’ils ne sont pas Charlie, qu’ils haïssent ces dessins, qu’ils souhaitent que les dessinateurs brûlent en enfer — pourvu que cela reste au niveau du langage ; aucune violence n’est tolérable, ni aucune incitation à la violence ou apologie du terrorisme. Leur expliquer qu’en vertu des lois, Charlie Hebdo a le droit de se moquer de la religion, et que la religion a le droit de détester, d’abhorrer Charlie Hebdo, qu’ils ont le droit de ne pas participer au silence s’ils le souhaitent. Leur proposer des équations simples : ceux qui ne supportent pas la religion et considèrent qu’elle est une insulte à leur liberté ne sont pas obligés d’entrer dans un lieu de culte. Ceux qui ne supportent pas Charlie Hebdo ne sont pas obligés de l’acheter, ni même d’en regarder la couverture.
C’est ça, le deal fondamental de notre société. Mais il doit être mutuel. Il a fallu que 17 personnes meurent pour que je voie enfin un reportage empathique sur les musulmans de France à la télévision ! Il faut en finir avec ce cloisonnement qu’on leur impose. Il faut en finir avec ces explications qu’on exige d’eux à chaque attentat et qui ne peuvent — le cas échéant — venir que de leurs représentants. Il faut en finir avec la négation de la discrimination. Quand on voit la jeunesse des frères Kouaichi (une mère qui a dû se prostituer pour nourrir ses enfants et s’est apparemment suicidée parce qu’elle n’y parvenait pas), le moins qu’on puisse dire, c’est que la misère joue un rôle dans certains parcours de « jihadistes » — c’est aussi vrai pour Mehdi Nemmouche. Ça ne retire rien à leur responsabilité. Or, nos gouvernements lancent de grandes mesures contre le terrorisme, mais si peu pour redonner un semblant de justice aux zones abandonnées par la société. Et cela, sachant qu’il faudra une bonne décennie pour que tout plan un tant soit peu ambitieux ne commence à produire ses effets.
L’humour du prochain.
Les grandes manifestations de dimanche passé en France célébraient la liberté et la fraternité. Elles resteront lettre morte tant qu’on négligera la base fondamentale qui permet aux deux valeurs précitées de fonctionner : l’égalité.
Il est fondamental et urgent d’expliquer tout ça à l’heure où sept millions d’exemplaires du dernier Charlie Hebdo circulent dans le monde. On peut se réjouir de cet engouement, mais aussi craindre que l’incompréhension s’aggrave au sein de notre société. Surtout lorsque le pape lui-même prend une position clivante, à l’opposé de la pédagogie dont nous avons un besoin immédiat. Pour lui, Charlie Hebdo a mis de l’huile sur le feu. Je trouve au contraire que la couverture est une réponse magnifique à la violence. Le magazine ne pouvait répondre à un horrible massacre contre des dessinateurs désarmés en « laissant béton ». C’eût été donner raison aux barbares. On ne peut décemment abandonner une lutte qui a coûté la vie à autant de collègues. Chacun peut le comprendre, même celui qui a détesté les dessins produits auparavant.
Sur cette couverture, une chose est remarquable : cette fois, elle attribue des vertus humaines, sensibles, au Prophète. Elle propose le pardon, une qualité très haut placée dans toutes les religions. Elle propose la solidarité, dès lors que le Mahomet dessiné par Luz se revendique de Charlie Hebdo. Comment trouver cela scandaleux ? Le prophète dessiné devrait-il se trouver plutôt dans le camp des assassins et revendiquer « je suis Kouaichi » ? C’est ça qui serait une insulte aux musulmans ! La couverture de Luz, je la trouve formidable (alors que j’ai trouvé d’autres caricatures condamnables) parce que justement, elle n’est pas stigmatisante. Au contraire, elle est empathique.
On ne peut inviter les musulmans à aimer cette caricature, ni même à la supporter. Mais on peut les inviter à prendre acte de la présentation honorable et du message pacifique qu’elle contient. À comprendre qu’il ne s’agit nullement d’une insulte, mais d’une main tendue. Et en même temps, puisque beaucoup de musulmans sont aussi propalestiniens, il serait bon de leur rappeler régulièrement que s’il y a une politique contre laquelle Charlie Hebdo a été particulièrement féroce, c’est bien celle d’Israël. Comment ont-ils pu oublier de mettre ça dans la balance ?
Les imams avec nous !
C’est à présent aussi aux imams d’expliquer que les musulmans n’ont pas le droit d’exiger que les athées appliquent un précepte (l’interdiction de représenter le Prophète) intrinsèquement musulman. Ils peuvent uniquement l’exiger de musulmans. Et encore, il n’y a pas de contrainte en religion, selon le Coran. Et cette exigence ne peut en aucun cas passer par la violence. Ils feraient bien d’expliquer aussi que l’interdiction de représenter le Prophète n’est pas coranique. Et enfin — et là, je parle en ancien catholique — que penser que Dieu puisse être humilié par un dessin fait par un humain, c’est avoir une bien piètre idée de sa grandeur. Quand j’étais croyant, je pensais que Dieu avait, non seulement un amour infini, mais aussi un humour infini.
Aux imams de digérer et de faire comprendre à leurs fidèles la complexité de notre système légal, qui leur ouvre cependant une liberté qui n’existe dans pratiquement aucun pays musulman aujourd’hui. Mais ils ne seront crédibles que si les xénophobes ferment leur clapet, si la société les soutient, si de l’ensemble de nos actes, nous pouvons inspirer aux jeunes « issus de l’immigration » un sentiment de justesse, sinon de justice.
À nos médias de cesser de focaliser sur les crimes commis au nom d’un dieu en particulier, par des barbares, en rappelant plus souvent que d’autres crimes, et non des moindres, sont commis au nom d’autocrates, de dictateurs, de régimes athées, du christianisme, du judaïsme ou du bouddhisme. En Syrie, aujourd’hui, selon certaines ONG, malgré toute l’horreur des meurtres commis sous la bannière de l’Organisation « État islamique », le pire assassin de la région resterait — et de très loin — Bachar El-Assad, au nom du baasisme, mais surtout de son propre pouvoir. Malgré ça, les « barrel-bombs » qu’il envoie quotidiennement sur des enfants ne paraissent jamais chez nous. Une décapitation d’Occidental semble plus grave…
Les musulmans du Myanmar, pas beaucoup mieux lotis que les yézidis d’Iraq, sont pratiquement absents de nos journaux. Les meurtres épouvantables d’étudiants au Mexique sont passés inaperçus. Le traitement inhumain des Amérindiens au Canada, victimes d’un racisme policier, a fait l’objet d’un petit reportage. Les assassinats de peuplades entières en Amazonie semblent ne titiller personne. Et qui a mis le massacre d’enfants musulmans au Pakistan à la une ?
L’équilibre de notre société dépend d’abord de sa capacité à ouvrir la porte à un islam européen, à l’aider à se développer et à se moderniser. Mais elle dépend aussi de la volonté des musulmans d’Europe à s’inscrire dans un projet de société commun qui inclut, et leur liberté de culte et d’ouverture de mosquées, et le respect des libertés fondamentales. Ceci implique aussi la condamnation sévère des propos islamophobes, comme on en lit tous les jours sur les réseaux sociaux, ou tels que proférés publiquement par des politiciens, des journalistes, des intellectuels dont on défend bec et ongles le droit à la parole. Un petit con qui crie « Je suis Kouaichi » prend 6 mois de prison. Les jolis intellos médiatisés qui sous-entendent qu’il serait bon de déporter les musulmans ne prennent rien.
On ne peut pas imposer aux musulmans de s’intégrer plus qu’en respectant simplement les lois. On n’a pas le droit de leur imposer des noms d’enfants ou un code vestimentaire. Le faire revient à violer les « valeurs » que nous voulons maintenir et développer en Europe. Mais on peut, on doit leur dire que toute évolution vers une société plus cohérente et respectueuse passe aussi par eux. Nous avons de grandes choses à faire ensemble. En commençant, par exemple, à donner tout son sens au mot « valeurs » si souvent brandi en vain, pour accuser l’autre. Brandissons-le plutôt pour parler d’avenir.
Une bonne façon de le faire est d’écouter l’interview de Jamel Debbouze, de la passer dans toutes les écoles, d’en faire la une dans tous les journaux. D’avance, merci.
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Tournaisien
janvier 19, 21:04Marcel Sel
janvier 20, 12:08uit't zuiltje
janvier 20, 13:28Tournaisien
janvier 20, 22:36uit 't zuiltje
janvier 21, 02:33atanahan
janvier 21, 10:31Philip Hermann
janvier 20, 22:45Marcel Sel
janvier 21, 00:17Gaspard Deloncle
janvier 21, 15:00Marcel Sel
janvier 25, 20:13Tournaisien
janvier 22, 13:09uit 't zuiltje
janvier 23, 22:06uit 't zuiltje
janvier 24, 00:30Marcel Sel
janvier 24, 22:30Tournaisien
janvier 24, 23:01Tournaisien
janvier 24, 23:06atanahan
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