De LuxLeaks à Omega Pharma, une société immorale qui fonce dans l’impasse.
Trois événements majeurs se percutent au moment où commence l’automne de la contestation. Donnant au tout un air prérévolutionnaire.
D’abord, une organisation de journalistes du monde entier révèle les pratiques fiscales du grand suceur d’impôts européen, le Luxembourg. Rien que pour la Belgique, on parle de milliards d’euros d’impôt éludé.
La même semaine, Marc Coucke, le cofondateur d’Omega Pharma, entreprise belge, a revendu ses parts en faisant une plus-value de 600 millions (1,450 milliards annoncés au départ, mais c’était apparemment la somme recueillie par tous les associés). Et l’on apprend qu’il ne paiera pas un microcentime d’impôts sur ce revenu qui représente au total quelque 50.000 ans de travail (au tarif actuel) pour un salarié du bas de l’échelle en Belgique. Autrement dit, tout ce que vous auriez pu gagner en travaillant 38 heures/semaine depuis l’apparition de l’Homo Sapiens, à la belle époque de l’homme de Neanderthal. Ça fait au bas mot 85 millions d’heures de travail.
Toujours la même semaine, un électricien voit sa voiture immolée par les vandales qui ont profité d’une manifestation pacifique pour casser du policier. Apprenant que les assurances ne rembourseraient pas, Bruno Dillen, jeune entrepreneur en e-marketing, a lancé une opération de crowdfunding pour racheter une bagnole au brave monsieur qu’il a vu désespéré à la télé. L’opération a permis de récolter, surtout en Flandre, de quoi rembourser, et la voiture de l’électricien, et quelques autres victimes.
Marc Coucke, qui vient donc d’empocher 600 millions détaxés, a contribué en mettant généreusement… 200 euros. Une somme si ridicule par rapport à son gain défiscalisé que même l’Écho a trouvé ça borderline. Voilà le lien établi entre le grand gagnant de la semaine et la plus grande manif sociale depuis 1960. Et voilà l’aspect moral de la question abordé. Analyse.
Quand la fraude est légale et le journalisme, délictuel.
Commençons par LuxLeaks. Les journalistes qui ont étudié les dossiers ont affirmé que ces détournements d’impôts résultants d’une ingénierie fiscale joliment rodée étaient «légaux». Choquant. Car si les pratiques de ruling sont en effet couvertes par la loi un peu partout en Europe, éluder l’impôt du pays dans lequel on perçoit des revenus n’a rien de légal. Certains des montages révélés passent par des sociétés fictives, des boîtes aux lettres, des adresses à Gibraltar… Bizarre de se contorsionner comme ça quand on ne fait « rien d’illégal ». Et comme le dumping fiscal peut être assimilé à une aide d’État, illégale du point de vue européen, la « légalité » de ces affaires fait patatras. En fait, le mot « légal » a ici été si bien détourné au profit de quelques privilégiés que c’est la loi elle-même qui n’a plus rien de respectable.
Pour vous dire à quel point certaines mentalités nagent aujourd’hui dans un marais gluant dépourvu de toute éthique, le Financial Review relève : « un avocat américain de PWC Luxembourg a écrit à des membres de l’ICIJ [le consortium de journalistes qui a publié les LuxLeaks] mardi, les prévenant que s’ils continuaient à disséminer l’information, ils ‘violeraient les lois luxembourgeoises sur le blanchiment d’argent, sa détention et sa dissimulation’». Ou comment menacer des journalistes de poursuites judiciaires tout en avouant qu’on a bien blanchi, détenu et/ou dissimulé ! Sans sourciller.
La notion du secret
Les défenseurs du Luxembourg ont rapidement affirmé que les intérêts notionnels en Belgique étaient de la même nature. Il y a une part de vrai, mais les intérêts notionnels correspondent aussi à une réalité comptable et surtout, leur application est publique et prédéfinie. En revanche, les activités de ruling au Luxembourg sont secrètes et traitées à la tête du client, impliquant notamment des sociétés-écrans. Comment peut-on justifier une transaction secrète entre deux choses aussi publiques qu’une société — qui doit publier ses bilans — et un État qui représente ses citoyens et lui doit donc la publicité de toutes ses pratiques fiscales ?
Ces rulings profitent évidemment au Luxembourg qui, même s’il prélève très peu à l’échelle de ces multinationales, y gagne largement à sa propre échelle, sans compter le PIB apporté par les entreprises d’avocats richement rémunérées. Ce n’est donc pas grâce à son activité entrepreneuriale que le Luxembourg affiche une belle santé, mais grâce à ce pillage de l’impôt d’autrui.
Marc Coucke, ou comment faire fortune dans un pays «qui ne marche pas».
L’arrogance de notre avocat ci-devant montre que la « morale » (autosic) qui prévaut ici relève d’une vision thatchérienne de la société, glorifiant les énormes revenus, et méprisant le vulgum pecus. Il est, pour ce néoconservatisme, hors de question que le grand capitaliste soit soumis aux mêmes règles fiscales que le peuple. Ce privilège découle de sa fortune, comme celui de l’aristocratie française de l’Ancien Régime découlait de sa noblesse. L’un a simplement remplacé l’autre. Si aucun des pays victimes des ruling luxembourgeois ne proteste ouvertement contre ces pillages du bien commun, c’est en partie parce que tous ont adopté des principes de blanchiment similaires, bien que nettement moins agressifs, mais aussi parce que ces privilèges de la caste financière ont profondément pénétré la culture occidentale, jusqu’aux cénacles sociaux-démocrates.
Et cette notion de privilège nous ramène à Marc Coucke, l’ex-patron d’Omega Pharma. Mon clash avec Olivier Willocx, patron de la Chambre de Commerce bruxelloise BECI, sur le plateau des Experts de ce samedi sur Télé Bruxelles l’a amené à qualifier Marc Coucke de « héros ». En fait, il ne faisait qu’exprimer une idée à la mode dans les milieux de la grande entreprise. D’ailleurs : qu’on pense que Coucke soit un « héros » est légitime. Là où le problème se pose, c’est quand les représentants de l’entreprise pensent sincèrement que cet héroïsme justifie l’exemption d’impôts. Ces milieux expliquent aussi que si on osait (horreur !) imposer ce milliard et demi perçu par les actionnaires d’Omega, il s’envolerait bien vite ailleurs. Mais si ce risque existe effectivement, c’est parce que certains États, dont la Belgique, ont mis en place des formules qui permettent cette évasion fiscale. Et parce que, contrairement aux USA, on est moins sévère, en Europe, avec ceux qui fraudent le fisc en s’envolant ailleurs.
Interrogé par la télévision flamande et par De Standaard, Marc Coucke reconnaît humblement qu’il ne sera pas imposé. C’est la loi belge qui veut ça, explique-t-il. Mais comme si cette gratuité ne lui suffisait pas, il en profite pour fustiger l’administration belge « qui ne marche pas ». C’est à se demander comment Marc Coucke et ses associés ont pu réussir aussi brillamment dans un pays si mal géré, et pourquoi ils n’ont pas été s’installer ailleurs. Reconnaissons entre nous qu’une administration « qui marcherait (mieux) » serait régie par des lois qui ne permettraient pas de gagner 600 millions d’euros sans verser un centime d’impôt ou de sécu, gnark gnark gnark.
Le néoconservatisme, la religion du Richenou.
Car un État « qui marcherait (mieux) » disposerait d’un système fiscal qui ne pousse pas la majorité travailleuse à la révolte : comment expliquer aux 120.000 travailleurs qui défilaient cette semaine et à des centaines de milliers d’autres, ainsi que d’indépendants, petits entrepreneurs, patrons de restaurants et de PME, que leurs revenus à eux, même maigres, sont taxés à 50 % en moyenne et que ses milliards à lui soient exemptés totalement parce qu’il s’agirait d’une « simple plus-value » ? Au passage, qualifier des revenus en « autre chose » pour pouvoir les exempter de toute participation à l’effort commun permet de les discriminer jusqu’à l’absurde. Un bénéfice, un dividende, un salaire, une plus-value, un revenu mobilier ou immobilier, un droit d’auteur ne sont qu’une seule et même chose : des revenus. Comme par hasard, les plus gros bénéficient des plus grosses exemptions que cette rhétorique permet.
Quand on leur pose la question de l’équité, poussés dans leurs derniers retranchements, les néoconservateurs se révèlent : épargner les plus gros revenus est vital, selon eux. Quand ce n’est pas normal, honorable, ou la moindre des choses. Ils vous diront qu’un État doit attirer des capitaux, sinon, il fait faillite. Ça permet, soulignent-ils, d’améliorer l’emploi. Ils brandissent en exemple les grandes fortunes françaises qui ont exporté 17 milliards de capitaux en Belgique « suédoise » pour éluder l’impôt « Hollandais » de France (je me comprends). Bizarre : personne n’a pu me montrer l’influence de ses sommes mirifiques sur l’économie réelle. Ni sur la bonne santé de l’État. Encore moins sur ses recettes. Ont-ils créé de l’emploi ? Non. Logique : ces Sans Difficultés Financières ne sont pas venus pour créer des entreprises ou de l’emploi, mais pour éluder l’impôt. Ils le placent là où on ne taxe pas, ou très peu. Alors, pourquoi les accueille-t-on avec tant de courbettes à droite ? Parce qu’ils font bel effet.
La glorification de ces milliardaires, et le tabou qui plane sur leur fiscalisation la plus minime soit-elle, résulte d’une idéologie fumeuse qui nous prie de croire sur parole que cet afflux d’argent a bien un effet sur notre économie. Aucun chiffre, aucune étude sérieuse d’impact ne nous est présentée, nous devons prendre les dires des « libéraux » (Armand De Decker, par exemple) pour paroles d’évangile.
Entreprendre, c’est prendre sa part de la Coucke.
Reconnaissons que Marc Coucke a pour sa part bien cofondé une entreprise florissante en Belgique. Mais c’est le cas de la plupart des entrepreneurs qui réussissent. De nouveaux produits, une politique marketing intelligente et agressive, c’est le B-A.BA de l’entreprise. C’est ce qu’il a fait. Où est l’héroïsme ? De tous les entrepreneurs belges, Coucke se distinguerait-il par la valeur affriolante qu’il a amenée à notre pays ? Eh bien non. Pas tant que ça. Pas en Belgique. Car ici, l’entreprise emploie 385 personnes, selon le bilan consolidé du groupe. En 2013, cela peut tout au plus avoir rapporté 15 à 20 millions d’euros au fisc et à la sécu belges. Auxquels il faut ajouter les 20 millions d’impôts sur le résultat du groupe consolidé (86 millions € en 2013). Une belle entreprise, donc, qui paye de l’impôt. C’est bien. Mais c’est ce que nous faisons tous !
Ce « héros » a ensuite gagné 0,6 milliard qui, taxé comme le serait le travail d’un simple technicien de surface, devrait être grevé d’un minimum de 300 millions en IPP et ONSS. Mais comme « il » a payé 40 millions d’impôts l’an passé, on nous explique qu’il ne faut surtout pas taxer les 600 millions qu’il a empochés. Ce serait une insulte. Ce serait une horreur. Je cherche la logique.
Les 385 emplois créés par ce bienfaiteur de l’humanité (au bout de 27 ans) représentent … oups… 0,0079 % des 4.856.000 d’actifs en Belgique ! Cela suffit apparemment à en faire un héros national, un intouchable fiscal. Mais que dire, alors, des dizaines de milliers de petits entrepreneurs qui, au sein des TPE (très petites entreprises, moins de 9 salariés) et PME (moins de 100 salariés) emploient ensemble… 55 % des salariés belges, souvent avec l’argent de la famille, souvent au risque de tout perdre chaque trimestre, trimant 7 jours par semaine, réglant leurs impôts sans moufter, le tout, sans droit au chômage en cas de malheur. Beaucoup de ces entrepreneurs-là ne toucheront jamais aucun jackpot, parce que leurs sociétés, utiles s’il en est, ne seront pas revendables — sans compter les chances de faillite. Un héros prend des risques. Marc Coucke en a pris. Chacun de nos entrepreneurs en a pris. Beaucoup perdent, et parfois tout. Lui, gagne. Tout. Seul ce héros-là a droit à ce qu’on passe l’éponge sur ses revenus. Parce qu’il s’est enrichi avec son entreprise. Bizarre.
L’État, c’est vous et moi.
D’ailleurs, jusqu’où un enrichissement personnel est-il à ce point éthique ou héroïque que ces qualités justifient une absence totale de prélèvement de l’État ?
Et à propos de l’État : ce n’est pas un étranger « qui nous vole de l’argent pour enrichir des ministres ». L’État, c’est nous tous. L’argent qu’on lui paye va principalement aux services dont nous bénéficions et qu’aucune entreprise privée ne voudrait ou ne pourrait installer ou maintenir. L’école, les routes, la police, l’hygiène, la planification de la politique énergétique, la défense, la sécurité alimentaire et même la qualité de l’air que nous respirons ! Il y a bien sûr des abus qu’il faut dénoncer. Mais l’État est non seulement le premier employeur de Belgique, c’est aussi le premier client de nos entreprises. Et celles-ci bénéficient, elles aussi, de ces infrastructures. Sans les routes, les ports et les aéroports, le chemin de fer, la poste, etc., nous aurions une économie digne de la République Démocratique du Congo.
Non seulement l’entrepreneur bénéficie des services de l’État qu’il paye très peu (l’impôt des sociétés ne représente qu’un quinzième de l’impôt total, et au moins un cinquième est réinjecté dans l’entreprise sous forme d’aides et de subsides) mais en sus, un entrepreneur isolé ne crée pas forcément « de la richesse », ni « de l’emploi ». Dans un environnement économique sain, le potentiel d’entreprise est virtuellement illimité. Ce qu’un nouvel entrepreneur construit est prélevé sur le potentiel de vente de l’ensemble des entrepreneurs, qui est plus au moins égal au potentiel d’achat de l’ensemble des consommateurs.
Ensuite, présenter l’entrepreneur comme un bienfaiteur et un abus digne du XIXe siècle. La première motivation de l’entrepreneur est l’enrichissement personnel. C’est d’ailleurs légitime : les sociétés qui basent leur existence sur la philanthropie (créer de l’emploi, enrichir fortement leur personnel) sont vouées à une faillite rapide. Parce que l’entreprise est une entité nécessairement amorale financièrement parlant, c’est-à-dire que sur le plan bilantaire, elle ne peut se soumettre à des valeurs morales.
Une entreprise n’est pas un cadeau, mais un échange.
Pour parvenir à faire croître son entreprise (et son propre revenu), Marc Coucke a engagé du personnel. C’est bien. Mais rien ne prouve qu’il ait créé du travail. Car l’emploi que Marc Coucke n’aurait pas créé aurait été créé ailleurs, par exemple dans une entreprise concurrente qui, en l’absence d’Omega Pharma, aurait produit et vendu plus de ses produits. Et si les produits de Coucke étaient tous uniques et irremplaçables, le consommateur aurait simplement consacré son argent à autre chose. Pire : dans un environnement ultraconcurrentiel, les prix baissent, ce qui entraîne une pression sur les revenus du travail et sur la quantité totale d’employés. Autrement dit, entreprendre peut aussi revenir à réduire la quantité totale d’emplois disponibles.
De plus, Marc Coucke n’a pas « donné » du travail. Il a loué de la main d’œuvre contre rémunération.
Ce n’est donc pas non plus son entreprise qui a « payé les impôts et la sécu » de ces travailleurs. Ils l’ont fait eux-mêmes, prélevant une part du revenu obtenu contre leur activité professionnelle. Il est étonnant que quand une entreprise prétend « donner du travail », elle n’évoque jamais les indépendants et fournisseurs qu’elle « emploie » contre rémunération. Pourtant, la seule différence entre un employé et un indépendant, c’est que le premier accepte de fournir du travail à une entreprise pour une période indéterminée. En échange, l’entreprise lui octroie un certain nombre de sécurités et un environnement de travail. Au final, un salarié employé à temps plein revient même moins cher qu’un indépendant ou un sous-traitant au même temps plein. Sinon, vous pensez bien que les entreprises, amorales, ne prendraient pas la peine de choisir le statut d’employé pour la plus grosse partie de leur force de travail.
Cette prétention d’avoir « donné » du travail permet de justifier une habitude détestable prise par les patrons et que j’ai encore retrouvée aujourd’hui dans un document de la FEB : celle d’affirmer que la soi-disant « part patronale » est « payée par le patron » pour contribuer à la sécurité sociale de l’employé. Et que donc, le patron paye déjà « des impôts » par ce biais. C’est faux. Cette part patronale n’est aucunement liée à l’activité ou aux revenus du patron, mais bien exclusivement à ceux de l’employé : renvoyez l’employé et du jour au lendemain, cette « part patronale » disparaît avec lui. Le concept de « part patronale » est donc purement rhétorique : elle est incluse dans le calcul du coût de chaque poste travail, pas dans celui du bénéfice de l’entreprise.
Marc Coucke offre donc une vision terriblement méprisante des gens qui lui ont permis de s’enrichir (et inversement). Car l’emploi est un simple échange. Sans l’entrepreneur qui l’engage, le salarié pourrait effectivement être sans emploi (mais pourrait aussi travailler ailleurs ou entreprendre lui-même). Mais sans le salarié, l’entrepreneur n’a aucune chance de se développer. L’employé et l’employeur sont donc deux mamelles d’une même vache laitière. Les 385 employés belges d’Omega Pharma partagent donc le droit d’être qualifiés de héros. Pourtant, ils paient probablement des impôts sur tous leurs revenus, eux !
Quand la valeur du travail n’est plus une valeur morale.
Et c’est ici que la question de la valeur du travail et du mérite se pose. Les néoconservateurs considèrent qu’il n’y a pas de limite à la valeur méritée par une personne dirigeant une entreprise, et qu’il y a au contraire de très sérieuses limites à celles de ses employés. Ils sont toujours trop chers… Autant ils ânonnent qu’il faut limiter les revenus des seconds, autant ils clament qu’il faut couvrir d’or les premiers. Ils justifient même des parachutes dorés pour des patrons qui ont noyé leur propre entreprise !
Pourtant, pas un centime de ce que Marc Coucke a pu gagner dans Omega Pharma ne provient d’ailleurs que de la production en commun de 2405 personnes : ses 2404 salariés dans le monde, plus lui. Bien entendu, sa valeur-travail est supérieure à celle de la plupart de ses collègues, puisqu’elle comprend aussi le risque de l’entreprise, et la gestion de ce bateau commun, de plus en plus complexe. Néanmoins, la fixation de la valeur morale de son revenu est fondamentale. Car s’il puise dans sa société plus que ce que sa propre valeur-travail ne représente, il commet un abus de bien social. Il prend le revenu dû aux autres et obtenu à la sueur des autres.
Cet abus est d’autant plus facile à réaliser pour un entrepreneur que le salarié se satisfait par définition d’un salaire relativement bas (sinon, il serait indépendant ou entrepreneur). Le patron a aussi un pouvoir de décision que les employés ne peuvent contrer qu’en s’organisant (en syndicats, principalement) À cela s’ajoute évidemment la loi de l’offre et de la demande qui prévaut à la définition de tout salaire ou du paiement de tout travail. La question est : quelle est la part de revenu qui revient honnêtement au patron, ce héros ?
C’est impossible à fixer. Mais si l’on réfléchit en termes d’une méritocratie basée sur les vertus traditionnelles que sont le travail, le courage, l’éducation, l’intelligence, il semble impossible de justifier qu’on s’enrichisse en toute honnêteté de plus de quelques millions d’euros dans toute une vie de travail sans s’arroger une part d’autrui.
Quelle qualité de travail, de connaissances, d’énergie peut justifier qu’une personne s’arroge, par exemple, 500 fois ce qu’un de ses collaborateurs gagne ? Autrement dit, qui pourrait déclarer valoir ou mériter autant que 500 salariés ? Serait-ce quelqu’un qui dispose de 500 diplômes ? Qui travaille 4.000 heures par jour ? 20.000 par semaine ? Quelqu’un qui a une intelligence 500 fois supérieure ? Ou quelqu’un qui se surévalue et s’approprie une part de revenu qui aurait pu être partagée plus équitablement ?
Superworkman, le patron qui travaille 1 million d’heures par mois.
Dans le cas de Marc Coucke, quelle qualité de travail, de connaissances, d’énergie peut justifier qu’en 27 ans, il accumule une somme qui représente, pour un autre travailleur aussi bosseur, érudit et énergique que lui, cinq, dix ou vingt mille ans de revenus ? Sachant en sus qu’il a été payé pour son travail chaque année ! Et largement.
Quel héroïsme justifierait qu’on annonce à une telle personne qu’elle n’a aucun impôt à payer et que sa participation à la sécurité sociale n’a pas lieu d’être ? Schindler, qui a mis sa vie en jeu pour sauver 1.100 Juifs et a été déclaré Juste parmi les Nations, est clairement plus héroïque que Marc Coucke ? N’aurait-il alors pas droit à une déductibilité totale de tout revenu ainsi que ses descendants pendant 1.100 générations ?
Mais il y a plus fondamental encore : le bien-être financier du consommateur, donc du salarié, est dans l’intérêt de l’entreprise. Car tout ce que les sociétés produisent est in fine payé par le consommateur. C’est d’ailleurs sur cette logique que repose la taxe sur la valeur ajoutée. Le consommateur achète directement pour 53 % du PIB belge (c’est la consommation des ménages). Le solde est principalement constitué des dépenses de l’État. Mais celles-ci proviennent, elles aussi, in fine, des consommateurs !
Et voilà la boucle bouclée. Si l’entrepreneur est un « héros », il n’existe pas sans l’emploi qu’il « crée ». Mais surtout, les salariés et autres travailleurs sont eux-mêmes les principaux clients des entreprises.
C’est ce que les néoconservateurs refusent d’entendre. Pour eux, l’entreprise est une mission devenue mystique avec ses saints, ses papes, ses héros, ses Apollons et ses fées Carabosse. Cette sanctification les conduit à nier le client même de l’activité entrepreneuriale, ses salariés et ses sous-traitants. Ce que les héritiers du marxisme refusent à leur tour d’entendre, c’est que l’employé n’est pas au service d’un patron dans le cadre d’une lutte permanente des classes, mais bien d’une structure économique dont il est à la fois le moteur (de par sa consommation) et l’un des bénéficiaires (l’entreprise étant l’autre), en échange de son travail. Mais évidemment, quand un patron finit l’année avec 600 millions en poche non imposable, ou que les grandes entreprises fraudent à qui mieux mieux, c’est peut-être difficile à leur expliquer.
L’idéologie fait aveu de faillite.
Ce n’est toutefois pas une excuse pour que les sociaux-démocrates s’entêtent à brandir le patron-salaud. Ce faisant, ils ratent même leur mission première : défendre le travailleur. Car aujourd’hui, le prolétaire n’est plus l’ouvrier, de mieux en mieux protégé, mais bien l’indépendant et le petit patron qui, souvent, gagne moins que son propre personnel. Le revenu des indépendants a baissé de 7,5 % en cinq ans. Alors que leurs frais divers, et notamment de personnel, ont grimpé d’une manière affolante. Beaucoup sont alors proches de l’étouffement. Le nombre de faillites depuis cinq ans en est une preuve évidente.
Alors que les salariés se plaignent d’un saut d’index, les indépendants constatent un index systématiquement négatif. Ils doivent pourtant continuer à augmenter les salaires de leurs ouailles. Entreprendre dans ces conditions, à petite échelle, voilà l’héroïsme aujourd’hui ! Étrangement, la grande entreprise ne semble pas souffrir de l’index, ni de la chèreté de l’emploi belge, si l’on en juge par ses revenus. Mais elle a tendance à de moins en moins les redistribuer. Quand elle ne les fait pas s’évader fiscalement. Récemment, un entrepreneur qui se décrivait « de droite » me disait : « notre ennemi mortel, ce n’est pas l’État, c’est la grande entreprise ». C’est dire si le tissu entrepreneurial est en train de se déchirer entre deux pôles, au détriment de 99,9% de la population.
La banqueroute de la classe moyenne n’a pourtant intéressé aucun parti lors des dernières élections. Les uns parce qu’ils visent plus haut, les autres, parce qu’ils sursautent bêtement dès qu’ils entendent le mot « patron ». Il y a pourtant un défi urgent à relever : comment assurer une sécurité de l’emploi aux salariés sans tuer le tissu des TPE ? Avec des enjeux compliqués : les délais de licenciements en Belgique contribuent au jeu de massacre des petites entités, surtout quand elles ont gardé des employés pendant 10, 15 ou 20 ans — ce qui devrait être reconnu comme une bonne pratique. Mais en période de crise, cette fidélité mutuelle peut plonger l’entreprise dans la faillite, et l’employé aux bons soins du Fonds des Entreprises, verra son salaire brusquement limité.
Pourtant, le délai de licenciement est un doit légitime. Faut-il le moduler en fonction de la taille de la société ? Ou mettre une partie du salaire de l’employé en réserve en cas de licenciement ? Faut-il utiliser une partie de la « part patronale » pour assouplir les règles de licenciement (réellement) économique dans les TPE ? On attend avec impatience que ce genre de questions soient abordées sans a priori idéologique, dans l’intérêt de tous.
L’autre question brûlante est : comment alléger les frais de personnel des petites entreprises sans grever le pouvoir d’achat de leurs salariés ? Parce que globalement, plus on réduit les salaires, plus on réduit le PIB (puisque ce sont les salariés qui consomment). Le saut d’index risque donc de n’avoir une effet bénéfique que très temporaire : les entreprises paieront moins, mais elles vendront moins aussi. Il s’agit en fait d’une contribution à la déflation. La limitation des dépenses de l’État aura le même effet et s’ajoutera à la pression vers le bas.
À force d’admirer quelques capitaines plus médiatisés que d’autres, le gouvernement « de droite », celui « des entrepreneurs » risque donc bien de faire pire que le précédent. Mais rassurons-nous. Si l’on constate demain que son programme n’aura rien apporté des promesses claironnées, Charles Michel pourra toujours accuser les socialistes, les syndicats, les régions, les chômeurs ou, pourquoi pas, les blogueurs jamais contents !
Ah oui, dans les années 60, vous savez, cette période bénie du plein emploi ou presque, le taux marginal maximal de l’impôt (celui qui grevait les très hauts revenus) était de 80%… à bon entendeur…
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Manu Kodeck (@kodeckmanu)
novembre 10, 15:12Hansen
novembre 10, 15:53Sylvain
novembre 10, 16:17Marcel Sel
novembre 10, 18:05Pfff
novembre 12, 16:12Pfff
novembre 12, 17:03Pfff
novembre 12, 17:08Pierre Fauconnier
novembre 10, 16:40Marcel Sel
novembre 10, 18:04Pierre Fauconnier
novembre 10, 22:09Lison
novembre 10, 18:34Philippe
novembre 10, 19:15MUC
novembre 10, 20:55Marcel Sel
novembre 11, 14:33MUC
novembre 11, 20:01Marcel Sel
novembre 12, 20:50serge
novembre 13, 16:59Marcel Sel
novembre 13, 18:41Cassius DiaDia
novembre 12, 00:49Marcel Sel
novembre 12, 20:49MUC
novembre 12, 15:22Marcel Sel
novembre 12, 20:41schoonaarde
novembre 12, 21:07Marcel Sel
novembre 12, 21:50Marcel Sel
novembre 12, 21:51MUC
novembre 12, 23:34Marcel Sel
novembre 13, 18:33schoonaarde
novembre 13, 00:38Marcel Sel
novembre 13, 18:34schoonaarde
novembre 13, 01:03Marcel Sel
novembre 13, 18:35uit 't zuiltje
novembre 13, 08:20Peter
novembre 13, 10:18Marcel Sel
novembre 13, 18:37MUC
novembre 14, 00:00Marcel Sel
novembre 14, 02:08Franck Pastor
novembre 12, 14:29Salade
novembre 10, 23:33uit 't zuiltje
novembre 11, 00:55Marcel Sel
novembre 11, 14:31uit 't zuiltje
novembre 11, 19:42Pfff
novembre 11, 22:11Philou
novembre 11, 03:11Marcel Sel
novembre 11, 14:31Philou
novembre 11, 16:52Marcel Sel
novembre 12, 20:51Shanan Khairi
novembre 11, 08:50Marcel Sel
novembre 11, 14:26Jacqueline
novembre 11, 21:04Shanan Khairi
novembre 12, 21:54Pfff
décembre 04, 18:37Guillaume
novembre 12, 09:40schoonaarde
novembre 12, 21:25pmf
novembre 11, 23:45Rivière
novembre 13, 13:44guillaume21
novembre 12, 14:17Daniel Renson
novembre 12, 14:41Marcel Sel
novembre 12, 20:41Willy
novembre 13, 14:23Marcel Sel
novembre 13, 18:39willy
novembre 14, 08:50Marcel Sel
novembre 14, 10:22Marcel Sel
novembre 14, 10:33willy
novembre 14, 11:34Pfff
décembre 05, 00:22Luc Masuy
décembre 03, 23:10Marcel Sel
décembre 04, 10:25Pfff
décembre 04, 13:13