Ce n’est pas parce que les Belges ne cherchent qu’un père qu’ils vont le trouver en Bretagne.
Quand un drame survient, « le peuple » appelle l’État à le rassurer. Il faut, au sommet, quelqu’un qui puisse, soit faire montre d’une empathie sincère, soit d’une grande autorité. En Belgique, le roi a souvent joué l’un de ces deux rôles.
Baudouin était un monarque autoritaire (dans le cadre d’une monarchie démocratique) qui régna encore un temps sur un empire colonial régi par l’Apartheid. Il refusa de signer la Loi autorisant l’avortement. Austère, droit, pleinement investi de son rôle de monarque, c’était un Louis XIV à la belge. Accompagné de sa reine Fabiola empathique et pieuse, toujours la tête de côté pour montrer à quel point elle compatissait, il offrait, en couple, le full service.
Albert II, lui, était le gars convivial, capable d’éclater de rire, mais aussi capable de partager de vraies émotions. Sans afficher d’autorité particulière, il rassurait. C’était la grande tape dans le dos, le coup de coude qui faisait du bien. Même son absence lors de l’affaire Dutroux (due à une grosse bourde de Jean-Luc Dehaene, alors premier ministre) lui fut bientôt pardonnée. Bien aimé malgré ses frasques et son incapacité à reconnaître sa fille, Albert II était notre Louis XV.
Et puis, il y eut Philippe. Un homme sans relief, inoffensif en apparence. Détaché de la politique (il a bien eu des opinions, notamment sur le flamingantisme, mais on lui a chaudement recommandé de les taire), peu présent. Pour un peu, on le verrait bien réparer des horloges. C’est donc notre Louis XVI, qu’on ne pensera toutefois jamais à décapiter. Au contraire, en Belgique, la bonhomie est une valeur.
Aucun journal belge ne savait où était le roi le weekend du niveau 4…
Quand il passe son temps paisiblement avec la reine dans une thalasso de Quiberon, il n’inspire rien de particulier, même pas une franche révolte contre son absence de Bruxelles au moment où la population a peur. D’ailleurs, quand on regarde la photo publiée par le Canard enchaîné, ça pourrait tout aussi bien être un cousin gentil mais austère, un patron de briqueterie ardennaise très sérieux, un avocat d’affaires qui se détend avant de se concentrer sur un nouveau client, ou même, un burelier qui a gagné au lotto.
Et on se fout à un tel point du lieu où il se trouve quand la population angoisse, qu’aucun journal belge ne savait où il était le weekend du niveau 4 — comme l’a noté Jean Quatremer sur Twitter. Il a fallu que le Canard Enchaîné nous informe, parce qu’en France, il paraît incongru que notre roi se dore la pilule quand les Belges subissent une chape de plomb. En Belgique, c’est au contraire normal. Et la normalité, ça ne se discute pas, La Libre a d’ailleurs consacré un article à défendre le silence du roi. Il était basé sur la version du Palais. Normal.
Il faut dire que, pour un journaliste belge un tant soit peu honnête, le parfum de scandale ne colle pas facilement au roi Philippe. Il est au contraire la pudeur et la discrétion mêmes. Quand il a visité le centre de réfugiés de Belgrade (près de Namur), la presse était présente en masse au moment où il a serré la pince aux officiels, à côté de Theo Francken. Mais quand le roi a passé du temps à causer aux réfugiés, c’était dans une salle à part et les photographes n’y furent pas désirés. Il n’y a d’ailleurs ni photo ni trace écrite de cette rencontre qui a bien eu lieu. D’après une source présente ce jour-là, Philippe lui-même aurait demandé qu’on lui laisse cette intimité avec les réfugiés. No show-off. Au Palais, on ne mange pas de ce pain-là. Mais du coup, on se demande aussi ce que le roi fabrique.
La stratégie timorée du Palais est-elle à la hauteur de notre société surmédiatisée ?
Et la question se pose de cette stratégie du risque-rien. Est-elle à la hauteur d’une société moderne, complexe, angoissante par nature ? Dans un univers ultramédiatisé, ça donne l’impression que le roi manque d’empathie, n’en glande pas une, ou s’occupe surtout de serrer la pince aux « puissants ». Ça s’ajoute au fait que Philippe n’est pas non plus une figure autoritaire, et qu’il n’inspire pas une franche sympathie. C’est le bon père de famille, tellement à l’image neutre que l’on se fait parfois du Belge à l’étranger, qu’on l’imagine proche de son peuple. Il ne l’est pas du tout : il a un jour mangé un hamburger pour voir ce que mangeait « son peuple », et l’a fait venir en voiture de fonction jusqu’au palais ! Chez lui, l’obsolescence n’est même plus programmée : elle est intrinsèque.
Il n’a pas non plus de pouvoir. Il est allé à Quiberon parce que c’était prévu et approuvé par le gouvernement. C’est donc à ce dernier qu’il faut demander si, une semaine après un attentat dévastateur à Paris, ce petit moment de quiétude en France n’était pas parfaitement déplacé. Le roi Philippe n’aurait annulé ou ne serait rentré en urgence que si le premier ministre le lui avait dit. S’il est resté à Quiberon jusqu’au dimanche, c’est parce qu’on n’a pas pensé à, ou pas voulu lui ordonner de rentrer, c’est tout.
Et s’il s’est tu quand une partie de la population l’a supplié de lui parler, s’il n’a pas dit publiquement qu’il était solidaire de son peuple en alerte rouge, près de lui, avec lui, c’est encore parce que c’est ce qu’on lui a dit de faire. C’est ce que prévoit notre Constitution, et c’est ce que nous, Belges avons voulu : un roi qui n’ait ni responsabilité, ni personnalité. Aujourd’hui, il n’est plus qu’une simple image de marque, bon mari, bon père, bonne famille, bonne tenue, bon chic, bon genre, bon à être pris en photo, puis mis sur une boîte de bons biscuits Delacre.
Tempête dans un bain à bulles ou mal-être du bain belge ?
L’obsession de la neutralité amène aussi le Palais à rapidement désamorcer tout embryon de scandale : quand Sorj Chalandon, journaliste au Canard enchaîné, a appelé le Palais pour savoir s’il confirmait la présence du roi en Bretagne le weekend de l’alerte niveau 4 (sans préciser qu’il avait une photo de lui dans une thalasso à Quiberon) — une info que le journal détenait depuis plusieurs jours et que personne n’avait publiée —, il n’a fallu que quelques heures pour qu’un article paraisse dans Het Nieuwsblad annonçant que le roi avait… été en Bretagne les 21 et 22 novembre. « Le reste est privé » écrivait le journal. On peut penser que c’est le Palais lui-même qui a averti le journaliste pour prévenir plutôt que guérir. Une tactique de damage control préventif. Sauf que là encore, on a été trop prudent. Il vallait mieux tout dire plutôt que se réfugier derrière une « vie privée » qui n’existe pas dans les moments d’alerte. Parce que le lendemain, le Canard enchaîné publiait la photo (prise le 20) , le lieu, les détails, et replaçait le Palais sur le défensive.
Pour se défendre de l’article du Canard Enchaîné, le Palais n’a ensuite rien trouvé de mieux que de dévoiler que le roi s’était entretenu avec les familles des victimes (belges) de la « vraie » tragédie : la parisienne, celle du 13 novembre. Encore un coup foireux. Parce que s’il est évident qu’on ne peut comparer un niveau 4 et un assassinat de masse, il était maladroit de ramener l’angoisse de millions de Belges à une maladie imaginaire. Et de présenter les discrètes rencontres du roi comme un quasi-acte de résistance : rendez-vous compte, le roi a parlé à des proches de victimes !
Mais hormis le fait que parler à un roi (vous vous rendez compte ? Un roi !) a peut-être mis un peu de baume au cœur de ces familles, ce genre de rencontre ne sert absolument à rien. On aura une épaule plus sincère chez un ami et une écoute plus professionnelle chez un prêtre, un imam, un rabbin ou un psy.
François Hollande, lui, est allé sur place après les attentats, alors que le risque n’était pas encore éloigné. Même Barack Obama s’est rendu sur les lieux. Le roi Philippe, lui, n’ira jamais. Ce n’est pas « son rôle ». Même quand il est déjà en France. Au moment où la Belgique est à juste titre désignée comme la base de départ des terroristes qui ont assassiné 130 paisibles dîneurs, fêtards ou spectateurs chez nos voisins, chez nos frères, ce serait pourtant logique. Et élégant.
Le roi au Bataclan ? Inimaginable. Pourtant, ce serait logique.
Mais tous les chefs d’État de la planète se rendraient en cortège au Bataclan, que le roi des Belges serait encore à écouter des parents de victimes, dans l’intimité.
Intimité, réserve, secret pourraient constituer une valeur. Sauf que le « peuple » belge n’a rien à faire des discussions de boudoir du roi où il se contente d’écouter sans rien faire ensuite de ce qu’on lui raconte. Publiquement, il ne sert plus à rien, sauf au moment des élections. Mais ça, c’est aussi nous qui l’avons voulu en réduisant son rôle à une peau de chagrin.
Quant à parler en public, nous héritons d’une tradition qui veut que le roi ne parle que deux fois par an ou, exceptionnellement, lors de « vraies » tragédies — ça permet de préserver le Palais de toute polémique politique. Mais ça n’en fait pas un modèle de courage. À force d’apolitisme, les messages royaux de la Fête nationale et de Noël sont à ce point débarrassés de toute aspérité qu’il faut un décodeur pour en comprendre les sens cachés. Et même quand il y en a, c’est tellement convenu qu’on pourrait reprendre le même message à chaque fois, en l’adaptant légèrement à l’actualité. Depuis 1830, mettons.
Si le roi Philippe est l’image de la Belgique, c’est bien celle de la passivité, du manque d’audace, un cliché timoré, vieillot, vétuste, inerte, et pour beaucoup, inutile.
La Belgique n’a plus de Pater Patriæ. Sommes-nous des citoyens orphelins ?
C’est dans cette dimension-là qu’il faut comprendre l’appel de Belges au roi à leur parler, à les rassurer ou à dire « We will prevail ». Ou « Je vous ai compris ! » Hélas, c’est peine perdue. Les Belges n’auront jamais un message de cette force, quoi qu’il arrive. Et on en vient à rêver d’être français. En France, même un Flanby comme Hollande est crédible dans ces moments-là, malgré son aspect bonhomme. Parce qu’il invoque la République, parce qu’il parvient malgré tout à incarner les « valeurs éternelles » de la France. Parce que, tout maladroit qu’il est, quand le devoir de parole se présente, il se tient droit, il se montre fort. C’en est même émouvant. Oui, c’est un peu trop grandiloquent pour une société moderne telle que les Belges l’imaginent, mais reconnaissons que ça le fait.
En Belgique, nous n’avons plus, depuis le départ d’Albert, de personnalité capable de nous rassurer ou de compatir. Du moins pas au Palais. Il nous reste donc le premier ministre. Mais Charles Michel, avec sa voix d’étudiant trop sûr de lui et son look de diplômé Solvay du Béwé, n’a ni la stature, ni la carrure. Il n’a même pas la crédibilité requise pour jouer ce rôle de Père du « peuple » : il dirige un gouvernement de rupture dont certains membres n’hésitent pas à fustiger les « islamo-socialistes », et ne peut, dès lors, prétendre représenter la population belge, et encore moins la francophone.
Au final, plus qu’une critique envers le roi Philippe, qui n’est que ce qu’on lui dit d’être, l’appel au discours royal de certains Belges est surtout une recherche en paternité. Elle amène le constat que la Belgique n’a plus de Pater Patriæ. De là à penser qu’elle est en train de s’évaporer pour de vrai, il n’y a qu’un pas. À moins qu’un jour, le Palais et le gouvernement se décident à lâcher la bride au roi Philippe, et que celui-ci trouve le moyen d’incarner cette figure paternelle qui manque tant à bien des Belges. Mais pour ça, faudra sortir de son peignoir et troquer le bain chaud pour une bonne grosse douche froide !
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52 Comments
Renal de Waterloo
décembre 02, 18:22Franck Pastor
décembre 02, 19:29Marcel Sel
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décembre 05, 08:59Marcel Sel
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février 18, 15:45