Arturo et le cireur de souliers.
Par Yaaguanto Miguel Angel Martin.
Gran Via et ses immeubles monumentaux me rappellent un Madrid que je n’ai pas connu. La grandeur d’une Espagne qui m’effraie, tant sa quête actuelle me paraît destructrice. Je suis assis à deux mètres d’un cireur, métier d’hier, métier de rue, métier en voie de disparition. Du moins, c’est ce que je crois. Il discute avec un retraité qui ne semble pas être son client.
Je suis assis et j’observe Madrid. Grouillante comme à son habitude, pourrait-on croire. Mais la crise semble avoir vidé les lieux publics : je n’ai aucun mal à trouver une place assise pour prendre un verre, quelle que soit l’heure du jour. Je me dis que l’appauvrissement est d’une efficacité redoutable quand il s’agit de ternir l’enthousiasme d’un peuple.
Puis je doute. Je doute de ma perception. Non, la crise n’a pas détruit la vitalité de la ville de mon enfance. Madrid a toujours survécu aux agressions et au chaos. Puis, je me rassure. Ce n’est pas une fronde menée par un gouvernement sans imagination qui anéantira l’ardeur madrilène.
La voix du cireur de souliers me sort de mes réflexions. Il converse avec un vieillard, un retraité, je pense. Il parle des femmes. De sa femme, pour être précis — il généralise pour se sentir moins seul avec ses histoires de couple. La bruja : c’est comme ça qu’il appelle son épouse. La sorcière ! « Son brulas ! ». Ce sont des sorcières ! La phrase est courte, simple, accompagnée d’un sourire édenté. La pauvreté ne garantit pas la grandeur des esprits, je me dis. Je le dévisage. Il ne me voit pas.
El mejor limpiabotas de Mexico !
Le retraité, lui, répond au mot bruja en éclatant de rire. Il ne parle pas beaucoup. « Nous, les pauvres, nous n’avons que nos mains pour pleurer », qu’il dit. C’est vrai. Le bruit de la ville étouffe les paroles du cireur. « Nos mains pour pleurer… » Je ne connaissais pas l’expression. Étrange formulation. J’examine son matériel, histoire d’en savoir plus sur lui. Je récolte des indices pour connaître sa vie.
« El mejor limpiabotas de México. » À en croire ce qui est écrit sous son siège. Le cireur est Mexicain. Son accent m’avait déjà informé qu’il était latino. Sait-il qu’afficher sa propre excellence de façon aussi ostentatoire le discrédite plutôt que de l’honorer ? Sans doute est-il débordant de fierté ? D’une fierté aveuglante qui l’empêche d’entrevoir le racisme ibérique envers les Sudacas ? Ou peut-être est-il plus fin qu’il n’y paraît ? Revendiquer son origine mexicaine en tant que simple cireur, au contraire de brusquer le Castillan raciste, conforterait ce dernier dans sa supériorité ?
Arturo. Le retraité se nomme Arturo. Le cireur lui parle du match. Le Barça contre l’Atletico. En deux phrases, ils en arrivent au salaire des joueurs. Salaire qu’ils ne gageront jamais, même en rêve. Le cireur rit. Un rire muet. Arturo n’est pas réceptif. Le foot ne l’intéresse pas. Il se lève, il va s’en aller. Ça brise net le sourire d’Arturo. Tout à coup, il s’agite, on dirait qu’il a peur. Peur d’être sans client ? « Viens, je vais te faire tes chaussures et pour toi c’est gratuit, tu as déjà assez de problèmes comme ça. » Je me dis que ce cireur ne veut pas rester seul. Imaginez : le meilleur limpiabotas de México sans clients ! Arturo revient. Arturo est de retour. Il a des difficultés à se déplacer. Il est obèse et semble handicapé. Sa mâchoire tombe un peu — des séquelles d’une attaque cérébrale ? Je ne compte pas le lui demander.
Le cireur aide son faux client à s’installer. Arturo peine, ses mouvements sont lents, lourds. Ses chaussures sont vieilles et quelconques, mais elles brillent encore. Des souliers vernis, toujours brillants, même quand on est pauvre, voilà une coutume venue du passé faste, mais sombre et faux de l’Espagne d’après-guerre. Être propre jusque dans le dénuement, cet orgueil si dérisoire a donc survécu. Puta movida qui aurait dû balayer tout ça.
Être propre jusque dans le dénuement,
cet orgueil si dérisoire,
a donc survécu.
Le cireur est habile. C’est bien le meilleur cireur du Mexique. Sa procédure est claire et précise. Il la suit comme un automate. Ses mains sont agiles, sûres d’elles. Rien ne déborde. Aucune tache de cirage sur les chaussettes d’Arturo. Et il travaille vite, le cireur ! Les souliers brillent déjà comme quand ils étaient neufs, leur banalité est préservée. Notre retraité a maintenant des chaussures propres. Et toujours quelconques.
Arturo sort son porte-monnaie. Il veut payer. Le cireur de Mexico refuse. « Non, nous sommes pauvres et nous devons nous entraider. » Arturo insiste, sans dire un mot, juste par des gestes. « Non, compañero ! je te l’offre ! Et de toute façon, j’allais partir dans vingt minutes : je vais voir le match. » Arturo a rangé son argent. Il se lève pour laisser la place au client suivant. Le cireur l’aide à nouveau, se lève lui aussi pour porter le vieillard à sa chaise. Arturo a du mal. Son regard est plein de honte. Ses yeux sont vitreux, vidés par la dureté de la vie. L’orgueil retrouvé de ses souliers qui brillent n’aide en rien. Le crépuscule de l’âge est une punition. Arturo est assis à présent. Le cireur lui sourit. Un sourire fraternel. Nous les pauvres, dit ce sourire, nous devons nous aider. Les yeux du cireur sont pleins de lumière, débordent de joie. Ce refrain lancinant qui vante la grandeur de la solidarité, c’est l’arrogance du pauvre face à son destin.
Un ange passe. Le cireur n’essaie même pas de trouver de nouveaux clients. Il regarde Arturo en souriant c’est tout. « Je pars à sept heures », dit-il encore, pour briser le silence. Le bruit de Madrid vient à nouveau me cacher ses paroles. Je crois comprendre que le cireur parle « d’une montre qu’il n’aime pas. » Je m’aperçois qu’Arturo a sorti une montre. Même de loin je vois bien qu’elle est fausse. Le cireur lui dit qu’il trouvait la deuxième montre très belle, par contre. Le retraité sort alors la deuxième de sa poche. Il la lui tend. C’est une Rolex. Sûrement une contrefaçon, mais plus crédible que la première.
Arturo n’a toujours pas prononcé un seul mot. Le cireur observe la deuxième montre. « Celle-ci est bien, elle a du cachet, on ne voit pas que c’est une fausse, j’aime », affirme-t-il. Arturo a toujours l’autre montre dans la main. Mais le Mexicain n’est pas intéressé. Il préfère la fausse Rolex de meilleure facture. La négociation est rapide. Le cireur lance des prix et Arturo, muet, secoue la tête. À dix euros, il hoche à peine. Son regard fait « oui », c’est tout. Voilà. Dix euros. Dix euros et c’est vendu. Le cireur sort un billet de 20 de son porte-monnaie. Arturo range l’autre modèle et ressort son argent. Il rend la monnaie au cireur.
Le meilleur cireur de Mexico est fier. Il est le meilleur, et surtout, il a une Rolex au poignet gauche. Il regarde le cadran comme s’il l’avait toujours possédée. Il est presque 19 h.
3 Comments
uit 't zuiltje
mai 02, 00:26Capucine
mai 04, 15:56Capucineke
janvier 22, 21:01