Poutine écoute Ashton, Sapir écoute Poutine.

Hier, Russia Today, une chaîne progouvernementalerusse, l’on annonçait en fanfare que l’enregistrement d’une conversation obtenu par une «fuite» «prouvait» que les snipers qui ont fait plus de 90 morts à Kiev ne travaillaient pas pour Yanoukovitch, mais pour le nouveau gouvernement ukrainien. Autrement dit, que celui-ci a délibérément fait assassiner des manifestants, des policiers, mais aussi des civils pour faire tomber le résident en exercice !

telephone

Très rapidement, le blog américain ZeroHedge a relayé l’information. Et sur son blog «d’analyse», Jacques Sapir tirait des conclusions claires et définitives, sous couvert de «questions». Il reprenait à peu près le même extrait de la conversation que celui choisi par Russia Today, où le ministre des Affaires étrangères estonien Urmas Paet dit à Catherine Ashton : «Toutes les évidences montrent que les personnes qui ont été tuées par des snipers des deux côtés, les policiers et les personnes dans les rues, que c’était les mêmes snipers tuant ces personnes des deux côtés… Des photos montrent que ce sont les mêmes pratiques, le même type de balles, et il est très troublant que maintenant la nouvelle coalition, ils ne veulent pas faire une enquête sur ce qui c’est exactement passé. Ainsi, il y a maintenant une compréhension de plus en plus forte que derrière ces snipers il n’y avait pas Ianukovitch mais quelqu’un de la nouvelle coalition.»

Jacques Sapir en déduisait qu’«Après l’accord du 21 février 2014, certains dans le camp des anti-Ianoukovitch ont décidé de passer en force, et dans ce but ont organisé des provocations criminelles, qui ont été relayées par la presse dans les pays de l’UE et aux États-Unis. On comprend mieux, dans ce contexte, l’inquiétude qui s’est rapidement propagée dans l’Ukraine de l’Est et du Sud». Autrement dit, Vladimir Poutine aurait agi de façon plus qu’honorable. Réclamant une enquête, Sapir termine par «En attendant il faut suspendre tout contact entre les pays de l’UE et le nouveau pouvoir de fait en Ukraine». Et pourquoi pas aider Poutine à envahir l’Ukraine, tant qu’il y est ?

Parce qu’il y a un mais énorme que Russia Today, ZeroHedge et Sapir n’évoquent pas…

Ils prennent tous la phrase du ministre d’Urmas Paet au même endroit, zappant effrontément la phrase qui précède. Il faut savoir que depuis le début de la conversation (qui porte sur la situation en Ukraine, que Paet a visitée la veille, et qu’il décrit comme assez chaotique — manque de confiance entre les Maidan et le gouvernement), Ashton et Paet parlent d’une certaine Olga, qui s’avère être Olga Bogomolets, médecin-chef à l’Institut de dermatologie et de cosmétologie éponyme. Elle fut aussi un temps le médecin de Youchtchenko, et une promaidan active, notamment en participant à l’aide clinique aux blessés. Elle a refusé d’entrer dans le nouveau gouvernement et poursuit un combat démocrate, consciente de la corruption qui règne dans la nouvelle équipe gouvernementale, une véritable tradition en Ukraine. Lorsque le ministre estonien évoque les snipers, il est en fait en train d’expliquer à Catherine Ashton ce qu’il a entendu de la situation à Kiev. 

Il explique donc (ce que Sapir omet est en gras — ceci est ma propre traduction) : «ce qui était franchement troublant : la même Olga m’a dit que tout montre que les gens tués par des snipers des deux côtés, parmi les policiers et les gens de la rue, que c’étaient les même snipers, tuant des gens des deux camps. Elle m’a aussi montré quelques photos, disant qu’en tant que médecin, elle peut dire que c’est la même signature, le même type de balles, et il est vraiment troublant que la nouvelle coalition ne veuille pas enquêter sur ce qui s’est exactement passé, de sorte qu’il y a un sentiment de plus en plus fort que, derrière les snipers, ce n’était pas Yanoukovitch, mais quelqu’un de la nouvelle coalition.»

À cela, Catherine Ashton répond : «Je pense qu’ils veulent enquêter. Je n’avais pas [saisi] relevé ça… C’est intéressant. Mazette [Gosh] !» Jacques Sapir et ZeroHedge lui fait au contraire dire «Je pense que nous voulons enquêter»…

Ce qu’Urmas Paet présente comme un témoignage qu’il a recueilli (et comme une rumeur amenant un sentiment négatif) devient, chez Sapir, ZeroHedge et toute une série de sbires du même acabit, une somme de preuves [quasi-]irréfutables. Ce faisant, ils se transforment en relais volontaires de la propagande de Vladimir Poutine.

Car lorsqu’on interroge, comme l’a fait le Telegraph londonien (relevé par Rue89), Olga Bogomolets dit au correspondant Damien McElroy qu’elle «n’a pas dit à M. Paet que des policiers et des manifestants avaient été tués de la même manière. Je n’ai vu que des manifestants, je ne sais pas de quelles sortes de blessures les militaires ont souffert.» Et elle ajoute que si elle a demandé une enquête criminelle légiste complète, c’est pour «déterminer le type d’armes, qui était impliqué dans les assassinats et comment cela a été fait.» Elle assure aussi n’avoir aucune donnée prouvant quoi que ce soit. Elle précise que les victimes du premier jour ont toutes été atteintes au cœur, au cerveau et aux artères. Ceci ne peut être l’œuvre de tireurs amateurs, mais de tireurs d’élite entraînés. Olga Bogomolets veut donc simplement savoir qui est responsable des tueries et affirme ne pas pouvoir partager l’opinion que Paet lui attribue, qu’un membre de l’opposition aurait organisé le massacre de Maidan. «On ne peut affirmer ce genre de choses que sur base de faits» dit-elle. Enfin, elle précise que le gouvernement de Kiev l’a bien assurée qu’une enquête criminelle avait été lancée.

On est loin de la version de Sapir et du triomphalisme de Russia Today, n’est-il pas ? Ou du site Français de Souche qui n’hésite pas à confondre «un membre de la coalition» avec «les dirigeants de Maidan» : «Les tireurs d’élite qui ont tiré sur les manifestants et la police à Kiev auraient été embauchés par les dirigeants Maidan» lit-on là. Or, le cœur de Maidan ne bat pas du tout, aujourd’hui, au même rythme que celui de la nouvelle coalition.

Et ce n’est pas tout. À supposer que des civils aient été tués par des snipers engagés par «un membre de la coalition actuelle» — ce sur quoi il faut évidemment enquêter si des faits un tant soit peu crédibles se présentaient —, il ne peut s’agir que d’une certaine proportion des victimes. La présence de tireurs d’élite des forces régulières sur le terrain est en effet attestée par plusieurs photos et au moins deux vidéos. Dans l’une d’elles, filmée par un caméraman de la VRT, l’on voit des Berkut armés de fusils à lunette, tirant sur des manifestants casqués, mais non armés. Les témoignages sont nombreux. Plus convaincant encore : le fait que les blessés étaient enlevés dans les hôpitaux par les forces de l’ordre et disparaissaient ensuite (plus de 300 d’entre eux sont aujourd’hui portés disparus…) au point que les hôpitaux ont dû cacher leurs blessés dans des caches privées, et que des médecins ont opéré des jours durant hors des hôpitaux. Je suppose que Russia Today ou Jacques Sapir va nous sortir un témoignage par ouï-dire de son chapeau pour «prouver» que là aussi, c’était un coup de pro-Maïdan, déguisés en policiers ou en Berkut pour faire joli. Un peu comme les «résistants» de Crimée sont déguisés en soldats russes, un uniforme qu’on trouve bien sûr à tous les coins de rue, tout comme les lance-roquettes, les armes et les véhicules semi-blindés qui vont avec !

Il est évident que si, en effet, un membre du gouvernement actuel était mêlé à une manipulation et à des meurtres, il devrait être jugé. Mais jusqu’ici, aucun fait ne prouve qu’une telle manipulation a eu lieu. 

En revanche, la manipulation inverse est plus que probable. Celle qui sert de toute évidence la propagande russe. Voyons comment l’info est arrivée. D’abord, «quelqu’un» a posté sur un nouveau compte YouTube d’un certain Michael Bergman (tiens, un non juif, pourquoi ?) la conversation intégrale entre Urmas Paet et Catherine Ashton, agrémentée de photos de blessés pour bien faire entrer dans la tête du spectateur que les morts sont (toutes) suspectes. Ensuite, Russia Today reprend la portion de la conversation qui l’intéresse, hors contexte, expliquant qu’il y a une fuite «sur YouTube». Enfin, quelques conspirationnistes et/ou médias peu respectueux de la déontologie journalistique reprennent sans la moindre vérification la seule portion accusatrice, oubliant sciemment le début de la phrase de Paet qui pourtant donne à ses affirmations un tout autre éclairage. Tout ça ressemble furieusement à une «révélation» organisée, planquée derrière la découverte «fortuite» par la chaîne russe d’une conversation «fuitée» sur YouTube, qui sert magistralement la thèse de Poutine d’un «coup d’État».

Et c’est peut-être là que se trouve l’info la plus intéressante : Russia Today est financée par le gouvernement russe. Qui d’autre que ce gouvernement ou un de ses alliés a pu placer Ashton ou Paet sur écoute ? Selon «Michaël Bergman», «des officiers des services secrets ukrainiens (SBU) loyaux au président déposé Viktor Yanoukovich ont hacké les téléphones du ministre estonien des Affaires étrangères Urmas Part et de la haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité (sic).» Il conclut de la même manière que Russia Today : «M. Paet révèle d’étonnantes informations qui confirment la rumeur voulant que les snipers étaient employés par les dirigeants de Maidan». Bien sûr, rien ne dit que c’est bien le SBU qui a écouté Ashton. On doute un peu des moyens qu’il lui reste. Mais que je sache, le SBU, c’est bien le camp prorusse.

Dans tous les cas, l’info la plus étonnante, c’est que la «ministre» des Affaires étrangères de l’Union européenne (et de la sécurité…) est… sur écoute, au moins quand elle appelle certains pays ! Étrangement, cette nouvelle hallucinante, qui relègue les enregistrements de Buisson au placard des petites entorses à la bienséance, n’a pratiquement pas été commentée jusqu’ici ! Il ne s’agit plus de Merkel mise sur écoute par l’allié américain malgré tout bienveillant. Il s’agit du sommet de l’Union européenne apparemment espionnée par… Poutine (ou son allié). Si c’est le cas, les dés sont pipés entre une Russie qui, non seulement, contrôle son information — et lance des concepts repris avec joie par les antimaidans les moins scrupuleux en Europe et aux USA —, mais en sus, s’offre un coup d’avance sur «nous», à quoi il faut ajouter l’absence totale de gêne des nouveaux soviets, qui publient la conversation de bout en bout (dès avant le décrochage du téléphone), l’attribuant sans rire aux services Ukrainiens «restés fidèles» à Yanoukovitch. Or, c’est la deuxième fuite du genre. Pour intercepter cette conversation de haut niveau, il fallait en fait en écouter des centaines — ceci m’a été confirmé par un ancien barbouze. C’est donc bien un service cohérent, puissant, extrêmement bien équipé qui est derrière ces écoutes.

Reste donc à soumettre Catherine Ashton à un feu de questions sur la protection… de ses conversations. Ou à conclure que, décidément, l’Europe fait tout de travers.

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